12/08/2012
Basculement
Un article particulièrement remarquable de Philippe Grasset, sur l'évolution de la situation au Proche-Orient et surtout, sur le décalage entre les discours officiels des Occidentaux et la réalité du terrain, conduisant ces Occidentaux à se trouver pris au piège de leur représentation. Je n'en cite qu'un court extrait :
« (...) Depuis plusieurs mois, – depuis octobre-novembre 2011, et, résolument, depuis le 4 février 2012 (premier veto russo-chinois à l’ONU), – le bloc BAO [Bloc Américaniste Occidentaliste] a enclenché la vitesse supérieure dans le champ de la communication. Il a créé une narrative d’une puissance énorme, à laquelle, d’ailleurs, il croit pour l’essentiel. Il parle au nom de “la communauté internationale” qu’il croit être à lui tout seul, au nom des droits de l’homme dont il sait tous les secrets, au nom d’un global concept, comme dirait l’ambassadeur McFaul, qui porte dans sa besace la démocratie et toutes les vertus qui vont avec. Rien ne saurait résister à ce torrent de communication ; toutes les supercheries, tous les montages sont utilisés, comme autant d’évidences devant lesquelles il faut s’incliner ; la regime change industry s’impose, notamment grâce à la promotion active du marketing-massacre ; et ainsi de suite… Pendant quelques mois, l’allure du bloc BAO et de sa cavalerie lourde de la presse-Système a été irrésistible. Aucune preuve contraire, aucune dénégation, aucune manifestation de bon sens, aucun conseil d’arrangement ne la faisaient dévier d’un pouce… Puis, subrepticement, la machine s’est enrayée. Il y a deux raisons à cela, qui se sont manifestée avec une rapidité stupéfiante, – car ce qui est subreptice n’implique nullement la lenteur, et l’on dirait même au contraire.
• Comme l’écrit M K Bhadrakumar, «[t]he ‘regime change’ is supposed to be a quick, in-and-out operation for it to be cost-effective»[le ‘changement de régime’ est censé être une rapide opération d'entrée-et-sortie, pour être rentable]. A cet égard, certes, le “scénario libyen” fut une réussite, notamment parce que les Russes sont tombés dans le piège en donnant leur feu vert à l’ONU. Le reste est allé de soi, très vite et efficacement. En deux mois, les rebelles libyens étaient implantés, ravitaillés, soutenus, et ils pouvaient commencer à lancer des offensives organisées. Rien de pareil en Syrie, ce qui fait qu’avec le temps la narrative cousue de fil blanc à commencé à se détricoter (on connaît les étapes diverses : mise en évidence des montages, doutes sur les massacres, apparition d’al Qaïda, etc.) ; la “révolution de sable doux” verse dans la “guerre civile” qui fait de plus en plus désordre. La victoire n’est pas facile du tout, Damas a tenu, Alep n’est pas tombée, Assad persiste et signe, etc.
• L’échec puis la démission [de Kofi Annan, le 3 août 2012, de son poste de médiateur de l'ONU et de la Ligue arabe en Syrie] sont la deuxième raison, – paradoxale, pour ceux qui pensaient qu’Annan et sa mission constituaient un des atouts russes en montrant le sérieux et l’attachement de la Russie à un règlement négocié, – donc que son échec serait un échec de la Russie. Pas sûr, et même considérer le contraire… Tant qu’Annan était là, le bloc BAO, jouant à fond l’obstruction, armant les rebelles, etc., pouvait continuer à clamer, selon la narrative, qu’Assad qui constituait la seule force structurée du pays avec l’État et son armée, était par conséquent, en ne déposant pas les armes, la cause unique de l’absence de règlement pacifique ; puisque la condition sine qua non de négociations sérieuses pouvant aboutir à un règlement pacifique conforme aux normes autoproclamées était que les structures en place et manifestement oppressives s’effacent, donc qu’Assad s’en aille. Mais c’est Annan qui est parti et l’on constate que son départ prive le bloc BAO de cet argument de la responsabilité d’Assad à l’intérieur du cycle faussaire et faussé des négociations, de son accusation favorite contre la Russie “allié félon” d’Assad ; ainsi s’effondre la narrative, en perdant la contradiction extérieure apparente qui dissimulait son absence totale de substance. (Certes, il va y avoir un successeur à Annan, mais la dynamique de la situation ne l’attend pas. On lui souhaite bonne chance.)
Ainsi retrouve-t-on durement le contact avec la réalité, c’est cela ? Pas vraiment, puisque toute cette affaire reste du domaine de la communication. En fait, comme tout dans cet univers du système de la communication toujours prêt à jouer au Janus, on bascule d’un extrême à l’autre. La narrative de l’irrésistible victoire du peuple syrien se transforme brutalement en son contraire, – la crise syrienne passant de l’interprétation d’une victoire de plus des droits de l’homme à celle d’un terrible foyer de déstabilisation qui menace toute la région. En quelques jours, les perspectives deviennent catastrophiques, la Turquie et l’Arabie sont en première ligne, ainsi que d’autres menaces de déstabilisation… Et l’on découvre alors combien ceux qui ont suivi cette politique de la narrative sont d’une extrême vulnérabilité et d’une très grande faiblesse. Ils le sont d’autant plus qu’il n’est pas question pour eux, ni de reconnaître une erreur, ni de faire bon usage du fruit de l’expérience ; leur politique reste toute entière prisonnière des contraintes du Système, avec une psychologie terrorisée et une raison prisonnière de l’affectivité pour correspondre à la narrative en cours. Ce n'est donc pas (encore?) la réalité de la situation qu'on retrouve, mais peut-être est-ce la vérité du monde qui s'esquisse. (...) »
Lisez cet article en entier, il en vaut la peine.
10:34 Écrit par Boreas dans Crise, Géopolitique, Propagande, Psychologie, Stratégie | Lien permanent | Tags : philippe grasset, syrie, turquie, arabie saoudite, etats-unis, occidentaux, communication, réalité, basculement, système, déstabilisation, piège | Facebook | | Imprimer | |
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