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05/04/2012

« La vraie droite française contre le capitalisme »

Albert de Mun (1841 - 1914)

 

« Un combat de toujours avec les ouvriers

Si la droite, c'est celle de Nicolas Sarkozy, alors effectivement, il y a lieu de dénoncer sa collusion avec les grands intérêts financiers qui n'ont que faire de ceux du peuple français. Mais il est une autre droite, profondément sociale, qui n'a cessé de lutter contre l'autre. Et de dénoncer, dès le XIXe siècle, la "souveraineté de l'argent".

"Pour son malheur et pour son discrédit, la droite a souvent été - et est encore trop souvent - identifiée aux puissances d'argent. [...] Cette erreur de jugement résulte essentiellement d'une erreur de langage, du fait que le terme 'droite' est abusivement mais fréquemment appliqué à des hommes et à des groupes dont ni la pensée ni l'action [...] ne peuvent justifier une seconde ce qualificatif". Ces lignes ont été écrites en 1989, par Jean Bourdier, dans un numéro du Choc du mois qui posait déjà la question : "Qu'est-ce qui oblige la droite à défendre les riches ?" Presque vingt ans plus tard, le seul fait que Nicolas Sarkozy soit qualifié d'homme de droite montre que rien n'a changé. Plus que jamais, la droite est réduite à ce que Jean Bourdier décrivait comme "la droite bourgeoise et conservatrice, la droite orléaniste de Guizot et de Thiers, [...] la fausse droite, puisque ne cultivant d'autres principes que celui de l'intérêt individuel".

La misère ouvrière tenue pour un fruit vénéneux de 1789

Historiquement, ce courant libéral est pourtant loin de résumer la philosophie sociale et économique de l'ensemble des droites - en admettant qu'il en fasse partie. Le libéralisme est arrivé au pouvoir dans les valises de la Révolution, et c'est du XVIIIe siècle que le XIXe hérita la question sociale. Sous la monarchie, les physiocrates, ancêtres de nos libéraux déjà fascinés par le modèle anglo-saxon, d'ailleurs encouragés par Voltaire et l'Encyclopédie, rêvaient de "libérer" l'économie. En 1776, Turgot tenta ainsi d'abolir le système des jurandes et maîtrises, sur lequel étaient organisées les corporations. Louis XVI le rétablit la même année, en expliquant : "En faisant cette création, nous voulons donner aux ouvriers un moyen de défense, nous voulons qu'ils puissent jouir en commun de leur intelligence, qui est le bien le plus précieux de l'homme".

La fin de l'Ancien Régime permet aux libéraux de prendre leur revanche : en juin 1791, la loi Le Chapelier interdit le droit d'association, soumettant ainsi le droit du travail à la loi du marché et les ouvriers au bon vouloir du patron. Pour faire bonne mesure, le consulat confirme cet assujettissement en rendant obligatoire le livret ouvrier, véritable certificat de soumission.

La misère ouvrière sera le fruit vénéneux de cette Révolution bourgeoise. Il n'est donc pas surprenant de trouver des contre-révolutionnaires avérés parmi les premiers défenseurs de ce que l'on appellera bientôt le prolétariat. Citons, parmi les premiers, Alban de Villeneuve-Bargemont, préfet de Lille sous la Restauration, puis député légitimiste sous la monarchie de Juillet. Le 22 décembre 1840, à l'occasion de la discussion d'un projet de loi relatif au travail des enfants dans les manufactures, il attaque violemment le libéralisme économique : "Si l'on recherche les causes nombreuses de cette misère ainsi généralisée et perpétuée, on est forcé de reconnaître que la première et la plus active de toutes se trouve dans le principe d'une production presque sans bornes, et d'une concurrence également illimitée, qui impose aux entrepreneurs d'industrie l'obligation toujours croissante d'abaisser le prix de la main-d'œuvre, et aux ouvriers la nécessité de se livrer, eux, leurs femmes et leurs enfants, à un travail dont l'excès ne suffit pas toujours à la plus chétive subsistance".

D'autres se font les champions des droits politiques de la classe ouvrière, comme l'avocat Pierre-Antoine Berryer qui défend bénévolement mais avec fougue, en 1845, les ouvriers charpentiers de la Seine poursuivis pour une grève illégale.


Pierre-Antoine Berryer (1790 - 1868) fut l'un des plus célèbres avocats de son temps - il défendit notamment Chateaubriand - en même temps qu'un homme politique de premier plan. Ce royaliste légitimiste se plaignait que la rémunération des salariés ne suive pas la courbe des profits qu'elle engendrait...

 

"Quoi ! s'écrie-t-il, En moins de deux mois, un seul entrepreneur aurait pu réaliser trente mille francs de bénéfice net, et il s'étonne que les ouvriers auxquels il aurait dû ces immenses profits réclament dix centimes de plus par heure !" Malgré tout condamnés, les compagnons charpentiers réalisent, pour remercier leur défenseur, un chef-d'œuvre qu'ils baptisent "le Berryer "...

Contre les libéraux et la gauche, elle réclame des lois sociales

Sans prétendre être exhaustif, citons encore le sociologue Frédéric Le Play, ou l'abbé Maurice Maignen, fondateur des Cercles ouvriers, qui initia à la question sociale, en 1871, les deux figures les plus marquantes du catholicisme social en France, René de La Tour du Pin et Albert de Mun. L'œuvre de ces catholiques sera en quelque sorte couronnée par la publication, par le pape Léon XIII, de l'encyclique Rerum Novarum, en 1891. Politiquement, leur action s'inscrit dans le prolongement des principes énoncés par le comte de Chambord, prétendant légitime au trône de France, dans sa Lettre publique sur les ouvriers, publiée en 1865 : "A l'individualisme opposer l'association ; à la concurrence effrénée, le contrepoids de la défense commune ; au privilège industriel, la constitution volontaire et réglée des corporations libres".

 

Polytechnicien, ingénieur, conseiller d'Etat et théoricien, Frédéric Le Play (1806 - 1882) ne cessa de rappeler aux détenteurs du capital et aux propriétaires qu'ils sont investis "d'une fonction sociale". Après avoir été oublié, il est considéré aujourd'hui comme un des pères de la sociologie française.

 

Albert de Mun, élu député du Morbihan, et ses amis, défendront à la Chambre, contre les libéraux et souvent la gauche elle-même, de nombreuses propositions de lois sociales : sur l'interdiction de faire travailler dans les manufactures des enfants de moins de dix ans et l'obligation de leur faire fréquenter l'école ; l'interdiction du travail de nuit pour les femmes ; l'arrêt de travail rémunéré pour les accouchées ; la limitation du temps de travail à dix heures au maximum ; le repos dominical ; la protection des ouvriers et la réglementation du travail, etc.

Quant à La Tour du Pin, dont la doctrine inspirera plus tard Maurras et l'Action française, il se pose en adversaire déclaré, non pas du capital, mais du capitalisme, "régime économique (...) qui repose sur l'usure" et consacre "la souveraineté de l'argent" au nom de la liberté du travail. Suit une critique en règle des dogmes libéraux : tant celui de la concurrence illimitée, subordonnant les relations économiques à la loi dite de l'offre et de la demande, "loi qui fonctionne précisément à l'inverse de la loi naturelle et divine du travail, puisque par son jeu la rémunération du travail salarié est d'autant plus faible que le besoin de la classe ouvrière est plus intense" ; que le dogme de la liberté du travail elle-même, qui ne profite ni au patron, ni à l'ouvrier, "parce qu'il entraîne pour l'un comme pour l'autre la même insécurité par suite de la même tyrannie" ; et pas davantage à la société, "où il engendre les haines de classe et prépare les bouleversements en mettant les intérêts en antagonisme au lieu de les harmoniser".

 

Le combat contre les délocalisations ne date pas d'hier. Le royaliste René de La Tour du Pin (1834 - 1924) reprochait déjà au patronat d'émigrer "là où il trouvait la main-d'oeuvre ou la matière première à meilleur marché"... Charles Maurras lui rendit cet hommage : "Ce n'est pas La Tour du Pin qui est à l'Action Française, c'est l'Action Française qui est à La Tour du Pin".

 

C'est la liberté qui opprime et c'est la règle qui affranchit

A l'inverse de la conception matérialiste, qu'elle soit libérale ou socialiste, qui assujettit l'homme aux lois économiques, la Tour du Pin affirme au contraire que "l'objet de l'économie politique est d'organiser le monde de l'utile conformément à la justice et en vue du bien commun". Jacques Bainville ne dit pas autre chose, en 1927, dans Les Cahiers d'Occident. Condamnant lui aussi "ces prétendues lois du Plus Fort, de l'Offre et de la Demande, du Laissez-Faire, autrement dit du Chacun pour Soi", qui caractérisent les "sociétés anarcho-libérales", l'historien d'Action française écrit : "Au libéralisme, il faut opposer l'organisation du travail. C'est une singulière aberration de croire que l'intelligence ni la volonté de l'homme ne doivent intervenir pour régler cette fille de leur intelligence et de leur volonté : l'industrie. Nous tâchons de diriger les forces naturelles et nous nous livrerions, pour respecter la concurrence, ou toute autre loi ou non loi, aux caprices des phénomènes économiques ? C'est de l'absurdité pure".

Une semblable analyse conduit l'ensemble des tenants du nationalisme, monarchistes ou républicains, à opposer à l' "économique d'abord" des libéraux, le "politique d'abord". Sans négliger les lois qui lui sont propres, l'économie, à leurs yeux, ne saurait être qu'un outil du politique. Dans cette optique, l'intervention de l'Etat est indispensable, ne serait-ce qu'en tant qu'arbitre.

A l'aube du XXe siècle, sous l'influence de Georges Valois, lecteur de Proudhon, disciple de Sorel et futur fondateur des Faisceaux, l'A.F. flirte avec le syndicalisme révolutionnaire. Dans un article intitulé "L'Avenir du syndicalisme", le maurrassien Jean Rivain affirme : "Le capitaliste qui a l'argent a la force, et pour l'ouvrier qui est obligé de vendre ses services pour avoir du pain, c'est la liberté qui opprime et c'est la règle qui affranchit".

La Tour du Pin en pointe contre les délocalisations !

Cependant, même lorsque les penseurs réactionnaires envisagent, comme Barrès, de réconcilier le nationalisme et le socialisme, ce dernier terme ne recouvre pas le contenu étatiste que lui donnent les marxistes. "Le travailleur, écrit Barrès, ne sera plus un salarié ; il ne sera pas non plus un fonctionnaire et il deviendra un peu associé". Pour l'ensemble de la droite sociale, la corporation reste la meilleure organisation sociale et politique du travail, la mieux à même de restaurer l'amour de la patrie dans la classe ouvrière et de garantir la paix sociale sur un intérêt commun à l'employeur et à l'employé.

C'est vrai pour La Tour du Pin, pour Albert de Mun, pour Barrès, pour Maurras, pour Valois, aussi bien que pour Firmin Bacconnier, le fondateur royaliste de L'Accord social, ou pour Pierre Biétry, l'initiateur du mouvement Jaune, auquel les syndicats de gauche sont parvenus à donner une si vilaine réputation. Pour tous, il est inconcevable que l'organisation de la société puisse dépendre de mécanismes incontrôlés, ou de mouvements derrière lesquels certains d'entre eux décèlent l'action d'une main cachée, d'une puissance occulte internationale qu'ils appelleront "la fortune anonyme et vagabonde" et associeront parfois, par un raccourci réducteur, à l'irruption au sein de la société française du XIXe siècle de grands capitalistes ou banquiers juifs.

 

L'abbé Maurice Maignen (1822 - 1890), "apôtre du monde ouvrier", n'était pas pour autant un curé progressiste. "Aux doctrines subversives, aux enseignements  funestes, il faut opposer les saintes leçons de l'Evangile ; au matérialisme, les notions du sacrifice ; à l'esprit cosmopolite, l'idée de patrie ; à la négation athée, l'affirmation catholique", lança-t-il en 1871 dans son Appel aux hommes de bonne volonté.

 

Dès 1841, un groupe d'élus propose sans succès, avec Albert de Mun, "l'adoption d'une législation internationale qui permette à chaque Etat de protéger l'ouvrier, sa femme et son enfant, contre les excès du travail, sans danger pour l'industrie nationale". Déjà le souci de faire obstacle à la mondialisation! S'il revenait, que dirait aujourd'hui un Villeneuve-Bargemont de l'invasion sur nos marchés de produits chinois à bas prix, fabriqués par des enfants exploités ou des forçats, sous l'estampille du néocapitalisme rouge ?

Que penserait Barrès de la concurrence illimitée que se livrent les grandes firmes à l'échelle de la planète, avec la bénédiction d'organismes internationaux chargés, comme l'Organisation mondiale du commerce, d'empêcher les Etats de troubler le jeu du libre-échange ?

Et que dirait des délocalisations un La Tour du Pin, qui reprochait au "système de la liberté sans limites du capital" de laisser dépérir la production sur le sol national, "en émigrant lui-même là où il trouvait la main-d'œuvre ou la matière première à meilleur marché" ?

A plus d'un siècle de distance, la logique libérale produit, par les mêmes causes, les mêmes effets. »

Hervé Bizien, in Le Choc du Mois n° 15, septembre 2007, pp. 21-23.

Commentaires

Passionnant.
Merci.

Écrit par : dimezzano | 06/04/2012

Merci pour cet article Boréas !

Pour les moins bornés sur la question royaliste, un site qui, peut-être, dissipera bien des idées reçues.

http://www.royalismesocial.com/

Écrit par : Eisbär | 06/04/2012

Merci!

Écrit par : Imperator. | 08/04/2012

Tiens, Eisbär le retour... ;-) Salut.

Je précise, à toutes fins utiles, que je n'ai pas publié ce texte par conviction royaliste ou catholique, puisque je suis plutôt républicain et carrément "païen".

Simplement, la vérité devrait transcender les clivages et faire taire les querelles, souvent artificielles, entre les courants de la dissidence.

A supposer que ces courants ne soient pas noyés dans le formol de la nostalgie et de l'esthétisme, alibis du nihilisme, de l'inaction et du splendide isolement.

Écrit par : Boreas | 06/04/2012

Je ne suis pas non plus de tendance royaliste, bien qu'en ayant déjà fréquenté.

Je dois dire que beaucoup étaient d'ailleurs dans l'erreur, cultivant plus une attitude esthétique, souhaitant ainsi se démarquer du gaucho de base. De la provoque et du snobisme plus que de la conviction.
Pour le reste, ils était surtout de bons petits bourgeois... bref.
Mais j'en ai vu quelques uns, sincères et motivés, se rendre avec banderoles aux meeting de LO pour y apporter leur soutien.

Mais ce qui demeure intéressant dans toute cette histoire, c'est à mon sens le concept de corporation, celui là même qui a été brisé, démantelé au profit, entre matière de protection du travailleur, du syndicalisme.

Cette structure, cette ossature ne convenait pas aux libéraux.
Garantissant la qualité, les droits, les devoirs, les salaires, elle ne tolérait pas la liberté de magouille.
Il convenait donc de l'abattre pour pouvoir enfin faire tout et surtout n'importe quoi.

Force est de constater qu'ils ne s'en sont pas privés.

Il est sans doute très "vichyste" aux yeux de certains que de souhaiter un retour à ce mode d'organisation du travail et de la société économique.

C'est un anathème bien commode...qui évite de se pencher sur la question.

Écrit par : léonidas | 06/04/2012

Tout le problème est effectivement que le "Système" est parvenu à faire croire au plus grand nombre qu'être pour la justice sociale sans en passer par une soumission à ses propres organes pseudo-représentatifs (syndicats, partis), est nécessairement, soit farfelu, soit "fasciste".

La consanguinité entre entre libéraux économiques (y compris nos chers droitards), libéraux libertaires (à supposer qu'il y ait une réelle différence), marxistes léninistes, trotskistes et gauchistes divers saute aux yeux, au travers de cette unanimité systémophile.

C'est aussi pour cela que seule une révolution peut changer la donne. Les structures partitocratiques et lobbyistiques ne sont pas réformables, ni récupérables.

Écrit par : Boreas | 06/04/2012

"C'est la liberté qui opprime et c'est la règle qui affranchit."

Il n'y a pas de liberté sans règles.

Écrit par : DP | 06/04/2012

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