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20/02/2012

Quand Pierre-Joseph Proudhon flinguait Rousseau (1851)

Portrait de Pierre-Joseph Proudhon en 1853 (avec ses filles), par Gustave Courbet, 1865

 

Merci à @alain21 qui m'a mis sur la piste de ces extraits de l'ouvrage de Proudhon, écrit à la prison Sainte-Pélagie où il était détenu pour « offense au Président de la République » et intitulé Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle :

« (...) Rousseau, dont l’autorité nous régit depuis près d’un siècle, n’a rien compris au contrat social. C’est à lui surtout qu’il faut rapporter, comme à sa cause, la grande déviation de 93, expiée déjà par cinquante-sept ans de bouleversements stériles, et que des esprits plus ardents que réfléchis voudraient nous faire reprendre encore comme une tradition sacrée. (...)

Le Contrat social est l’acte suprême par lequel chaque citoyen engage à la société son amour, son intelligence, son travail, ses services, ses produits, ses biens ; en retour de l’affection, des idées, travaux, produits, services et biens de ses semblables : la mesure du droit pour chacun étant déterminée toujours par l’importance de son apport, et le recouvrement exigible à fur et mesure des livraisons.

Ainsi, le contrat social doit embrasser l’universalité des citoyens, de leurs intérêts et de leurs rapports. — Si un seul homme était exclu du contrat, si un seul des intérêts sur lesquels les membres de la nation, êtres intelligents, industrieux, sensibles, sont appelés à traiter, était omis, le contrat serait plus ou moins relatif et spécial ; il ne serait pas social.

Le contrat social doit augmenter pour chaque citoyen le bien-être et la liberté. — S’il s’y glissait des conditions léonines ; si une partie des citoyens se trouvait, en vertu du contrat, subalternisée, exploitée par l’autre : ce ne serait plus un contrat, ce serait une fraude, contre laquelle la résiliation pourrait être à toute heure et de plein droit invoquée.

Le contrat social doit être librement débattu, individuellement consenti, signé, manu propriâ, par tous ceux qui y participent. — Si la discussion était empêchée, tronquée, escamotée ; si le consentement était surpris ; si la signature était donnée en blanc, de confiance, sans lecture des articles et explication préalable ; ou si même, comme le serment militaire, elle était préjugée et forcée : le contrat social ne serait plus alors qu’une conspiration contre la liberté et le bien-être des individus les plus ignorants, les plus faibles et les plus nombreux, une spoliation systématique, contre laquelle tout moyen de résistance et même de représailles pourrait devenir un droit et un devoir.

Ajoutons que le contrat social, dont il est ici question, n’a rien de commun avec le contrat de société, par lequel, ainsi que nous l’avons démontré dans une précédente étude, le contractant aliène une partie de sa liberté et se soumet à une solidarité gênante, souvent périlleuse, dans l’espoir plus ou moins fondé d’un bénéfice. Le contrat social est de l’essence du contrat commutatif : non-seulement il laisse le contractant libre, il ajoute à sa liberté ; non-seulement il lui laisse l’intégralité de ses biens, il ajoute à sa propriété ; il ne prescrit rien à son travail, il ne porte que sur ses échanges : toutes choses qui ne se rencontrent point dans le contrat de société, qui même y répugnent.

Tel doit être, d’après les définitions du droit et la pratique universelle, le contrat social. Faut-il dire maintenant que de cette multitude de rapports que le pacte social est appelé à définir et à régler, Rousseau n’a vu que les rapports politiques, c’est-à-dire qu’il a supprimé les points fondamentaux du contrat, pour ne s’occuper que des secondaires ? Faut-il dire que de ces conditions essentielles, indispensables, la liberté absolue du contractant, son intervention directe, personnelle, sa signature donnée en connaissance de cause, l’augmentation de liberté et de bien-être qu’il doit y trouver, Rousseau n’en a compris et respecté aucune ?


Pour lui le contrat social n’est ni un acte commutatif, ni même un acte de société : Rousseau se garde bien d’entrer dans de telles considérations. C’est un acte constitutif d’arbitres, choisis par les citoyens, en dehors de toute convention préalable, pour tous les cas de contestation, querelle, fraude ou violence qui peuvent se présenter dans les rapports qu’il leur plaira de former ultérieurement entre eux, lesdits arbitres revêtus d’une force suffisante pour donner exécution à leurs jugements et se faire payer leurs vacations. De contrat, positif, réel, sur quelque intérêt que ce soit, il n’en est vestige dans le livre de Rousseau. Pour donner une idée exacte de sa théorie ; je ne saurais mieux la comparer qu’à un traité de commerce, dans lequel auraient été supprimés les noms des parties, l’objet de la convention, la nature et l’importance des valeurs, produits et services pour lesquels on devait traiter ; les conditions de qualité, livraison, prix, remboursement, tout ce qui fait, en un mot, la matière des contrats, et où l’on ne se serait occupé que de pénalités et juridictions.

En vérité, citoyen de Genève, vous parlez d’or. Mais, avant de m’entretenir du souverain et du prince, des gendarmes et du juge, dites-moi donc un peu de quoi je traite ? Quoi ! vous me faites signer un acte en vertu duquel je puis être poursuivi pour mille contraventions à la police urbaine, rurale, fluviale, forestière, etc. ; me voir traduit devant des tribunaux, jugé, condamné pour dommage, escroquerie, maraude, vol, banqueroute, dévastation, désobéissance aux lois de l’État, offense à la morale publique, vagabondage ; et dans cet acte, je ne trouve pas un mot, ni de mes droits, ni de mes obligations ; je ne vois que des peines !

Mais toute pénalité suppose un devoir, sans doute, tout devoir répond à un droit. Eh bien, où sont, dans votre contrat, mes droits et mes devoirs ? Qu’ai-je promis à mes concitoyens ? que m’ont-ils promis à moi-même ? Faites-le voir : sans cela votre pénalité est excès de pouvoir ; votre état juridique, flagrante usurpation ; votre police, vos jugements et vos exécutions, autant d’actes abusifs. Vous qui avez si bien nié la propriété, qui avez accusé avec tant d’éloquence l’inégalité des conditions parmi les hommes, quelle condition, quel héritage m’avez-vous fait dans votre république, pour que vous vous croyiez en droit de me juger, de me mettre en prison, de m’ôter la vie et l’honneur ? Déclamateur perfide, n’avez-vous tant crié contre les exploiteurs et les tyrans, que pour me livrer ensuite à eux sans défense ?

Rousseau définit ainsi le contrat social :

"Trouver une forme d’association qui défende et protège, de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant."

Oui, ce sont bien là les conditions du pacte social, quant à la protection et à la défense des biens et des personnes. Mais quant au mode d’acquisition et de transmission des biens, quant au travail, à rechange, à la valeur et au prix des produits, à l’éducation, à cette foule de rapports qui, bon gré, mal gré, constituent l’homme en société perpétuelle avec ses semblables, Rousseau ne dit mot, sa théorie est de la plus parfaite insignifiance. Or, qui ne voit que sans cette définition des droits et des devoirs, la sanction qui la suit est absolument nulle ; que là où il n’y a pas de stipulations il ne peut y avoir d’infractions, ni par conséquent de coupables ; et pour conclure suivant la rigueur philosophique, qu’une société qui punit et qui tue en vertu d’un pareil titre, après avoir provoqué la révolte, commet elle-même un assassinat avec préméditation et guet-apens ?

Rousseau est si loin de vouloir qu’il soit fait mention, dans le contrat social, des principes et des lois qui régissent la fortune des nations et des particuliers, qu’il part, dans son programme de démagogie, comme dans son Traité d’éducation, de la supposition mensongère, spoliatrice, homicide, que l’individu seul est bon, que la société le déprave ; qu’il convient à l’homme en conséquence de s’abstenir le plus possible de toute relation avec ses semblables, et que tout ce que nous avons à faire en ce bas monde, en restant dans notre isolement systématique, c’est de former entre nous une assurance mutuelle pour la protection de nos personnes et de nos propriétés, le surplus, à savoir la chose économique, la seule essentielle, abandonné au hasard de la naissance et de la spéculation, et soumis, en cas de litige, à l’arbitrage de praticiens électifs, jugeant d’après des rubriques à eux, ou selon les lumières de l’équité naturelle. En deux mots, le contrat social, d’après Rousseau, n’est autre chose que l’alliance offensive et défensive de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas, et la part qu’y prend chaque citoyen est la police qu’il est tenu d’acquitter, au prorata de sa fortune, et selon l’importance des risques que le paupérisme lui fait courir.

C’est ce pacte de haine, monument d’incurable misanthropie ; c’est cette coalition des barons de la propriété, du commerce et de l’industrie contre les déshérités du prolétariat, ce serment de guerre sociale enfin, que Rousseau, avec une outrecuidance que je qualifierais de scélérate si je croyais au génie de cet homme, appelle Contrat social !

Mais quand le vertueux et sensible Jean-Jacques aurait eu pour but d’éterniser la discorde parmi les humains, pouvait-il donc mieux faire que de leur offrir, comme contrat d’union, cette charte de leur éternel antagonisme ? Voyez-le à l’œuvre : vous allez retrouver dans sa théorie de gouvernement le même esprit qui lui avait inspiré sa théorie d’éducation. Tel instituteur, tel homme d’État. Le pédagogue prêchait l’isolement, le publiciste sème la division.

Après avoir posé en principe que le peuple est seul souverain, qu’il ne peut être représenté que par lui-même, que la loi doit être l’expression de la volonté de tous, et autres banalités superbes à l’usage de tous les tribuns, Rousseau abandonne subtilement sa thèse et se jette de côté. D’abord, à la volonté générale, collective, indivisible, il substitue la volonté de la majorité ; puis, sous prétexte qu’il n’est pas possible à une nation d’être occupée du matin au soir de la chose publique, il revient, par la voie électorale, à la nomination de représentants ou mandataires qui légiféreront au nom du peuple et dont les décrets auront force de lois. Au lieu d’une transaction directe, personnelle sur ses intérêts, le citoyen n’a plus que la faculté de choisir ses arbitres à la pluralité des voix. Cela fait, Rousseau se trouve à l’aise. La tyrannie, se réclamant de droit divin, était odieuse ; il la réorganise et la rend respectable en la faisant, dit-il, dériver du peuple. Au lieu de ce pacte universel, intégral, qui doit assurer tous les droits, doter toutes les facultés, pourvoir à tous les besoins, prévenir toutes les difficultés ; que tous doivent connaître, consentir, signer, il nous donne, quoi ? ce qu’on appelle aujourd’hui le gouvernement direct, une recette au moyen de laquelle, en l’absence même de toute royauté, aristocratie, sacerdoce, on peut toujours faire servir la collectivité abstraite du peuple au parasitisme de la minorité et à l’oppression du grand nombre. C’est, en un mot, à l’aide d’une supercherie savante, la légalisation du chaos social ; la consécration, basée sur la souveraineté du peuple, de la misère. Du reste, pas un mot ni du travail, ni de la propriété, ni des forces industrielles, que l’objet du Contrat social est d’organiser. Rousseau ne sait ce que c’est que l’économie. Son programme parle exclusivement de droits politiques ; il ne reconnaît pas de droits économiques.

C’est Rousseau qui nous apprend que le peuple, être collectif, n’a pas d’existence unitaire ; que c’est une personne abstraite, une individualité morale, incapable par elle-même de penser, agir, se mouvoir : ce qui veut dire que la raison générale ne se distingue en rien de la raison individuelle, et par conséquent que celui-là représente le mieux la première qui a le plus développé en lui la seconde. Proposition fausse, et qui mène droit au despotisme.

C’est Rousseau qui, faisant ensuite la déduction de cette première erreur, nous enseigne par aphorismes toute cette théorie liberticide :

Que le gouvernement populaire ou direct résulte essentiellement de l’aliénation que chacun doit faire de sa liberté au profit de tous ;

Que la séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre ;

Que dans une République bien constituée, aucune association ou réunion particulière de citoyens ne peut être soufferte, parce que ce serait un état dans l’état, un gouvernement dans le gouvernement ;

Qu’autre chose est le souverain, autre chose le prince ;

Que le premier n’exclut pas du tout le second, en sorte que le plus direct des Gouvernements peut très-bien exister avec une monarchie héréditaire, comme on le voyait sous Louis-Philippe, et comme certaines gens le voudraient revoir ;

Que le souverain, c’est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l’entendement, a pour représentant naturel et visible le prince, lequel vaut d’autant mieux qu’il est plus un ;

Que le Gouvernement n’est point intime à la société, mais extérieur à elle ;

Que, d’après toutes ces considérations qui s'enchaînent dans Rousseau comme des théorèmes de géométrie, il n’a jamais existé de démocratie véritable, et qu’il n’en existera jamais, attendu que dans la démocratie, c’est le plus grand nombre qui doit voter la loi, exercer le pouvoir, tandis qu’il est contraire à l’ordre naturel que le grand nombre gouverne, et le petit soit gouverné ;

Que le Gouvernement direct est surtout impraticable dans un pays comme la France ; parce qu’il faudrait avant toutes choses égaliser les fortunes, et que l’égalité des fortunes est impossible ;

Qu’au reste, et précisément à cause de l’impossibilité de tenir les conditions égales, le Gouvernement direct est de tous le plus instable, le plus périlleux, le plus fécond en catastrophes et en guerres civiles ;

Que les anciennes démocraties, malgré leur petitesse et le secours puissant que leur prêtait l’esclavage, n’ayant pu se soutenir, ce serait en vain qu’on essayerait d’établir cette forme de Gouvernement parmi nous ;

Qu’elle est faite pour des dieux, non pour des hommes.

Après s’être de la sorte et longtemps moqué de ses lecteurs, après avoir fait, sous le titre décevant de Contrat social, le code de la tyrannie capitaliste et mercantile, le charlatan genevois conclut à la nécessité du prolétariat, à la subalternisation du travailleur, à la dictature et à l’inquisition.

C’est le privilège des gens de lettres, à ce qu’il paraît, que l’art du style leur tient lieu de raison et de moralité.

Jamais homme n’avait réuni à un tel degré l’orgueil de l’esprit, la sécheresse de l’âme, la bassesse des inclinations, la dépravation des habitudes, l’ingratitude du cœur : jamais l’éloquence des passions, l’ostentation de la sensibilité, l’effronterie du paradoxe, n’excitèrent une telle fièvre d’engouement. C’est depuis Rousseau, et à son exemple, que s’est fondée parmi nous l’école, je veux dire l’industrie philanthropique et sentimentale, qui, en cultivant le plus parfait égoïsme, sait recueillir les honneurs de la charité et du dévouement. Méfiez-vous de cette philosophie, de cette politique, de ce socialisme à la Rousseau. Sa philosophie est toute en phrases, et ne couvre que le vide ; sa politique est pleine de domination ; quant à ses idées sur la société, elles déguisent à peine leur profonde hypocrisie. Ceux qui lisent Rousseau et qui l’admirent peuvent être simplement dupes, et je leur pardonne : quant à ceux qui le suivent et le copient, je les avertis de veiller à leur propre réputation. Le temps n’est pas loin où il suffira d’une citation de Rousseau pour rendre suspect un écrivain.

Disons, pour finir, qu’à la honte du dix-huitième siècle et du nôtre, le Contrat social de Rousseau, chef-d’œuvre de jonglerie oratoire, a été admiré, porté aux nues, regardé comme la table des libertés publiques ; que constituants, girondins, jacobins, cordeliers, le prirent tous pour oracle ; qu’il a servi de texte à la Constitution de 93, déclarée absurde par ses propres auteurs ; et que c’est encore de ce livre que s’inspirent aujourd’hui les plus zélés Réformateurs de la science politique et sociale. Le cadavre de l’auteur, que le peuple traînera à Montfaucon le jour où il aura compris le sens de ces mots, Liberté, Justice, Morale, Raison, Société, Ordre, repose glorieux et vénéré sous les catacombes du Panthéon, où n’entrera jamais un de ces honnêtes travailleurs qui nourrissent de leur sang leur pauvre famille, tandis que les profonds génies qu’on expose à leur adoration envoient, dans leur rage lubrique, leurs bâtards à l’hôpital.

Toute aberration de la conscience publique porte avec soi sa peine. La vogue de Rousseau a coûté à la France plus d’or, plus de sang, plus de honte, que le règne détesté des trois fameuses courtisanes, Cotillon 1er, Cotillon II, Cotillon III (la Châteauroux, la Pompadour et la Dubarry) ne lui en avaient fait répandre. Notre patrie, qui ne souffrit jamais que de l’influence des étrangers, doit à Rousseau les luttes sanglantes et les déceptions de 93.

Ainsi, tandis que la tradition révolutionnaire du seizième siècle nous livrait comme antithèse de l’idée de Gouvernement, celle de Contrat social, que le génie gaulois, si juridique, n’eût pas manqué d’approfondir, il suffisait de l’artifice d’un rhéteur pour nous distraire de la vraie route et faire ajourner l’interprétation. La négation gouvernementale, qui est au fond de l’utopie de Morelly ; qui jeta une lueur, aussitôt étouffée, à travers les manifestations sinistres des Enragés et des Hébertistes ; qui serait sortie des doctrines de Babœuf, si Babœuf avait su raisonner et déduire son propre principe : cette grande et décisive négation traversa, incomprise, tout le dix-huitième siècle.

Mais une idée ne peut périr : elle renaît toujours de sa contradictoire. Que Rousseau triomphe, sa gloire d’un moment n’en sera que plus détestée. En attendant la déduction théorique et pratique de l’Idée contractuelle, l’expérience complète du principe d’autorité servira l’éducation de l’Humanité. De cette plénitude de l’évolution politique surgira, à la fin, l’hypothèse opposée ; le Gouvernement, s’usant tout seul enfantera, comme son postulé historique, le Socialisme. (...) »

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Il est paradoxal de voir aujourd'hui Rousseau encore taxé par certains libéraux économiques et bien que cette tendance ne soit pas vraiment dominante, de référence, tout au long de l'Histoire, pour les « socialistes » (en général assimilés indifféremment, à tort, à la gauche sociale-libérale moderne, comme au collectivisme marxiste).

Il est vrai que, comme l'écrivait Proudhon, beaucoup de révolutionnaires sincères s'y sont eux-mêmes trompés dans les années 1790 (voir ci-dessus) et qu'ensuite, parmi d'autres comme Louis Blanc, le « socialiste parlementaire » Jaurès, plus proche en réalité de la bourgeoisie que du mouvement ouvrier, a persisté dans cette voie.

Il ne faut pas s'y fier. Ou bien, on finirait par croire, au hasard de la propagande des uns et des autres, que Proudhon était « libéral » (authentique !)...

Au contraire, il est évident, à la lecture du texte « admirable » que j'ai donc repris ici, que, concrètement, Rousseau a servi les intérêts de ce que, classiquement, on appelle le capitalisme, et que par conséquent, vu l'assimilation sémantique progressive à celui-ci du libéralisme limité à sa seule dimension économique, il a été utile à ceux qu'on nomme couramment, de nos jours (de manière erronée, mais c'est comme ça), les libéraux tout court. La loi Le Chapelier en est l'une des illustrations initiales les plus marquantes.

Il faut lire ou relire Michéa, pour se désintoxiquer de ces glissements lexicaux, se rendre compte que le libéralisme est un tout qui va de l'actuelle « droite » à l'actuelle « gauche » et se rappeler que les dupes contemporaines de ces termes multi-truqués, le plus souvent désinformées et de bonne foi, ne connaissant donc rien à l'histoire de notre pays, ne comprennent ainsi pas grand-chose à leurs propres positionnements politiques, généralement plus passionnels (on le voit à leurs réactions hystériques quand on les attaque) que rationnels...

Se rappeler aussi la « fabrique du consentement » des deux crevures Bernays et Lippmann et ses applications récentes, telles la neuroéconomie et la neuropolitique, souvent à la frontière du transhumanisme et pour cause, puisqu'aux yeux des oligarchies modernes, les peuples comme les individus ne conviennent plus : il faut donc les manipuler, quitte à les transformer ; aboutissement logique d'une vieille représentation fausse de la nature humaine et des rapports sociaux.

En tout cas, à sa place dans la filiation de cette imagerie erronée, Rousseau a été fort utile à la ploutocratie, dans la mesure où il a permis de justifier, au nom des bons sentiments et de la « philosophie » des « Lumières », l'exploitation du travail par le capital.

À la lumière de la financiarisation actuelle de l'économie, le texte de Proudhon, vieux d'un siècle et demi, donne une idée de son génie, lui qui avait déjà parfaitement perçu ce que les délires rousseauistes offraient comme perspectives despotiques et dictatoriales aux requins, parmi les possédants (à ce propos, je reproduirai d'ailleurs prochainement un des écrits de Proudhon sur la finance).

Commentaires

Vous n'avez pas à me remercier .

Disons que je considère la formation intellectuelle comme indispensable à notre combat ; dès qu'un texte m'a éclairé dans cette démarche , j'ai envie de le faire partager aux autres .

Concernant Proudhon et Courbet ( qui fut aussi un communard et qui en a payé le prix fort : exilé en Suisse où il mourut pour cause de destruction de la colonne Vendôme) , un lien intéressant :

Courbet / Proudhon, l’art et le peuple
http://www.latribunedelart.com/courbet-proudhon-laeur-tm-art-et-le-peuple-article002619.html

Le catalogue de l'exposition est encore disponible sur le site en ligne d'une entreprise fondé par 2 trotskystes et qui appartient maintenant au groupe Pinault.

Frédérique Thomas-Maurin et Julie Delmas, Courbet / Proudhon, l’art et le peuple, Les Editions du Sekoya, 2010, 144 p.,

Décidement, ce blog prend un tour un peu franc-comtois qui n'est pas pour me déplaire ....
Proudhon né à Besançon
Courbet né à Ornans ( Doubs)
HFT né à Dole (Jura)

A part ce dernier , il y a pas mal de penseurs "socialistes" ...On peut y ajouter Charles Fourier , le créateur du concept des phalanstères , lui aussi né à Besançon . ( On dit Besac par ici ) . Or ces 3 penseurs ne sont pas tous de la même génération . Comment se fait il que l'on retrouve une permanence de ces idées dans cette région ?

J'ai ma petite théorie là dessus et que je veux vous soumettre : elle passe par les fruitières ( coopératives ) à comté.

Explication:

Le comté (ou gruyère de Comté) est né en des temps où la rudesse des longs hivers obligeait les hommes à penser collectivement leur subsistance ; en premier lieu, il convenait de pouvoir stocker le lait abondant en été afin d'en avoir profit durant l'hiver. La fabrication de grands fromages secs et durs permettait également de pouvoir les faire voyager plus facilement et de les vendre. Pour cette production, 500 litres de lait sont nécessaires. C'est cette raison qui poussa les producteurs de lait à se fédérer. Il fallait en effet le lait de plusieurs troupeaux pour faire un seul fromage. Mettant en commun leur produit pour le faire fructifier, ces coopératives prirent le nom de fruitière. Les valeurs de solidarité véhiculées par ces fruitières ont survécu à huit siècles de production.

La fabrication de grands fromages est attestée dès les XIIe et XIIIe siècles dans des fructeries. Dès 1264-1280, une production fromagère est signalée à Déservillers et Levier ; ce fromage est appelé vachelin, par opposition au fromage chevrotin élaboré avec du lait de chèvre. En 1380, des fromages de grande taille confirment l'importance des fruitières sans lesquelles la quantité de lait nécessaire ne pourrait être réunie.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Comt%C3%A9_%28fromage%29

Ma théorie , c'est que Proudhon , quand il a théorisé sur la fédération et l'association libre de petits producteurs , n'a en fait qu'extrapolé sur ce qui existait dans les paturages du Haut ( Doubs et Jura ) depuis déjà pas mal de temps ( pas loin de 600 ans)

Je crois aussi qu'on a pu encore voir des traces de cette idée de coopérative dans l'expérience d'autogestion de l'usine LIP dans les années 1970 ; usine LIP justement située à Besançon . ;-)

Écrit par : alain21 | 20/02/2012

Très intéressant, Alain.

Je ne savais rien de cette affaire de coopérations laitières...

Je ne vous remercie pas ! :-)

Écrit par : Boreas | 20/02/2012

En faisant des recherches en utilisant les mots clés " Fruitières Proudhon Fourier " , on retrouve pas mal de liens . J'en extrais un article à propos de la création d'une librairie en coopérative (la fruitière des livres ) . L'historien Gaston Bordet y déclare :

"«La Franche-Comté a connu huit siècles d’habitudes communautaires, de non-individualisme pratique, qui ont ensuite été théorisés par ses enfants, Charles Fourier, Victor Considérant et Pierre-Joseph Proudhon», raconte l’historien Gaston Bordet. Ainsi «la pratique ancestrale de l’affouage, qui consistait à attribuer une partie du bois de la commune à chaque foyer, était une forme de lutte contre l’inégalité devant le froid», poursuit ce professeur d’université à la retraite. Dès la fin du XIIIe siècle naissent les ancêtres des coopératives, les premières fruitières de fromage, sur les plateaux du massif jurassien. Elles descendent dans le bas pays - où se trouve Poligny - après la Révolution et font des émules dans le vignoble.

Ce modèle économique et social est resté très ancré. Aujourd’hui encore, le cahier des charges de l’AOC du comté stipule qu’il ne peut être fabriqué qu’à partir du mélange de laits de plusieurs exploitations. Ce terreau social a nourri une critique de la propriété privée, portée par Fourier - «qui a eu de nombreux disciples dans le vignoble autour de Poligny», souligne Gaston Bordet - et par Proudhon. Le croisement de ces théories socialistes avec un catholicisme social puissant aboutit, dès les années 1970, à la création par la mairie de Besançon d’un revenu minimum garanti, bien avant le RMI, et à l’aventure des Lip, ces ouvriers de l’industrie horlogère qui tentèrent de faire vivre leur entreprise en autogestion. Mathilde Vergon n’est pas Charles Piaget, l’ancien leader syndical des Lip, mais la documentaliste et sa petite équipe ne renient pas, loin de là, cet héritage."

http://www.liberation.fr/societe/0101630246-la-fruitiere-des-livres

Comme quoi , mon intuition première n'était sans doute pas fausse . ;-) . Cependant , j'avais oublié le rôle du catholicisme dans le Haut Doubs que l'on nomme parfois la petite Vendée .

Écrit par : alain21 | 21/02/2012

Vous devriez proposer cet extrait à fdesouche.

Et ca donne des idées à creuser :)

Écrit par : Imperator. | 21/02/2012

Imperator.

Ne vous gênez pas, si vous voulez proposer ce texte à F.Desouche.

Je doute que ça les intéresse, mais pourquoi pas ?

Écrit par : Boreas | 22/02/2012

Victor Hugo , Les Misérables , Tome 1 Fantine , livre deuxième La Chute , Chapitre 4 Détails sur les fromageries de Pontarlier.

« Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très en détail ce que c’étaient que les fruitières de Pontarlier ; — qu’on en distinguait deux sortes : — les grosses granges, qui sont aux riches, et où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à huit milliers de fromages par été ; les fruitières d’association, qui sont aux pauvres ; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits. — Ils prennent à leurs gages un fromager qu’ils appellent le grurin ; — le grurin reçoit le lait des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille double ; — c’est vers la fin d’avril que le travail des fromageries commence ; c’est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs vaches dans la montagne."

http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mis%C3%A9rables_TI_L2#Chapitre4

Écrit par : alain21 | 21/02/2012

Proudhon n'y va pas avec le dos de la cuillère! Il me semble qu'il s'est disputé et a répondu de la même façon avec Marx.

A la réflexion, il faudrait que je lise le Contrat social pour estimer les propos de Proudhon.

Quant à la "tyrannie", je repense à Tocqueville: tout a été dit, écrit dans les années 1830. Nous avons vu ce qui s'est passé au XXe siècle...

Écrit par : Imperator. | 21/02/2012

Marx lui-même n'avait pas été tendre et avait qualifié Proudhon de "petit-bourgeois". Il considérait le désir de Proudhon de réconcilier prolétariat et classe moyenne pour renverser le capitalisme comme l’inclination d’un « petit-bourgeois constamment ballotté entre le capital et le travail, entre l’économie politique et le communisme »

Marx misait sur l'émergence d'une avant-garde prolétarienne , tandis que Proudhon plaidait plus pour la convergence entre salariés et petits propriétaires ( artisan indépendant ou paysan-propriétaire) dont les intérêts pouvaient se recouper.

Un lien vers un ouvrage de 1911 : "La sociologie de Proudhon" téléchargeable sur la Toile
http://classiques.uqac.ca/classiques/bougle_celestin/socio_de_proudhon/socio_de_proudhon.html
Avec en plus des liens vers :
Pierre-Joseph Proudhon (1862), Théorie de la propriété.
Pierre-Joseph Proudhon (1846), Philosophie de la misère. Système des contradictions économiques.
Karl Marx (1847), Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon.
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
Georges Sorel (1908), Réflexions sur la violence.

La prégnance du marxisme sur le débat intellectuel français a beaucoup fait pour masquer les apports de Proudhon , en particulier "sa recherche d'un moyen terme entre la propriété privée (appropriation exclusive des biens par des particuliers) et le communisme (appropriation et distribution égalitaire des biens des particuliers par l’Etat)"

A lire aussi cet article du "Monde Diplomatique" ( janvier 2009 ) dont je me suis inspiré
L'infréquentable Pierre-Joseph Proudhon http://www.monde-diplomatique.fr/2009/01/CASTLETON/16666

Écrit par : alain21 | 22/02/2012

Découvert ce soir .

Il y a au théâtre du Lucernaire à Paris depuis le 8 février et jusqu'au 18 mars une pièce sur la rencontre Courbet-Proudhon . C'est une compagnie bisontine , la Compagnie Bacchus , qui est à l'origine de ce spectacle .

http://www.lucernaire.fr/beta1/index.php?option=com_content&task=view&id=1042&Itemid=52

Écrit par : alain21 | 29/02/2012

Un colloque sur la pensée de Proudhon , le samedi 24 novembre à Paris

"Qui est proudhonien ? "
http://societeproudhon.ouvaton.org/textes/colloques.html

Paris, 24 novembre 2012
FIAP Jean Monnet, 30 rue Cabanis, PARIS 14e

Qui est proudhonien ?

Matin
9 h 30 Samuel Hayat : Les proudhoniens de la 1re internationale
10 h Edward Castleton : Peut-il exister des patrons proudhoniens ?
10 h 30 Débat et pause
11 h Patrice Rolland : La question du vrai proudhonien chez Sorel
11 h 30 Anne-Sophie Chambost : L’accusation de proudhonisme chez les juristes du début 20e siècle
12 h Débat

Après-midi
14 h Irène Pereira : Les appropriations conflictuelles de Proudhon par les anarchistes
14 h 30 Chantal Gaillard : Camus proudhonien ?
15 h Débat et pause
15 h 30 Vincent Valentin : Comment les libertariens s’approprient-ils Proudhon ?
16 h Jean-Paul Gauthier : Proudhon dans l’extrême-droite contemporaine
16 h 30 Débat final

Entrée libre et gratuite

Écrit par : alain21 | 13/11/2012

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