19/09/2010
Electroencéphalogramme plat
La plupart des gens ne pensent pas.
Quand je dis : "la plupart", j'estime la proportion de ces anencéphales virtuels à environ 95% de la population.
Et quand je dis : "ne pensent pas", je dois généralement préciser : "par eux-mêmes", justement parce que l'auditeur... ne pense pas. En effet, comment prétendre penser, s'il s'agit juste de régurgitation d'un conditionnement par autrui ?
Bref, ils ne pensent pas.
Néanmoins, ils croient penser, bien sûr.
D'ailleurs, quand je dis qu'ils ne pensent pas, cela ne choque personne. Aucune manifestation de susceptibilité, parce que l'auditeur croit qu'il n'est pas concerné. Mais aussi parce qu'il s'en fout, de penser.
Pour lui, ce n'est pas une valeur.
Ce qui se passe, c'est que les gens ne sont pas là pour penser, mais juste pour engouffrer.
Engouffrer deux douzaines de concepts basiques que leurs parents, le système scolaire, les médias, l'entreprise qui les emploie, leur conjoint, leur déversent dans ce qui leur sert de système d'orientation au sein de la société, et puis c'est marre.
Après, dans n'importe quelle situation, suffit de remuer tout ça, comme dans un shaker - "agitez bien !" -, et la réponse juste, l'attitude juste, c'est à dire adaptée au grand foutage de gueule général, sort comme d'un distributeur automatique, rétribuée en intégration collective, en gratifications sociales variées, en grégarisme renforcé.
Le prêt-à-penser, c'est ça. Et vous pouvez l'appliquer à quasiment toutes les situations, ça marche.
Engouffrer, ce n'est donc pas tout, puisqu'il y a aussi régurgiter, pour obtenir autre chose à engouffrer.
Mais tout de même, engouffrer, c'est le principal, pour l'Homo festivus.
Parce que le but de la vie de ces 95 % de non-pensants, consiste essentiellement à jouir et donc, à capter, acquérir, prendre, dérober, voler, garder, conserver, thésauriser, consommer, posséder, manger, ingérer, absorber, se goinfrer, profiter, savourer, se délecter, se goberger ; bref, à s'en foutre plein la poire, à s'en faire péter la sous-ventrière, à être un imbécile heureux de son indigestion.
Oui, parce qu'à la fin :
"Il n’y a que le ver pour faire aussi bonne chère qu’un empereur. Nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots... Roi bien gras et mendiant maigre, cela ne fait qu’un menu varié – deux plats, mais pour une seule table. Tout finit par là."
(William Shakespeare, Hamlet - Acte IV, scène III)
Or doncques, vous qui pensez ou tentez au moins de le faire, sachez qu'il est inutile de discuter littérature, philosophie, poésie, arts en général, ou d'un quelconque sujet intelligent, avec l'immense majorité des braves gens qui vous entourent.
Ils n'y entravent que dalle, ils n'en pipent pas une broque, ils sont bouchés à l'émeri, ils ont la cervelle barrée.
Mais surtout, gardez bien ça en tête, ils s'en tamponnent le coquillard, ils s'en balancent, ils s'en battent l'oeil avec une queue de sardine, ils s'en soucient comme d'une guigne.
Et pourquoi ?
Simplement parce que penser, d'abord ils n'ont aucune, mais alors absolument aucune idée de ce que ça peut bien vouloir dire, et ensuite et principalement, à leurs yeux, ça ne rapporte rien, que des ennuis.
Eux, leur truc, c'est tout ce que j'ai déjà dit (en engouffrer un max, etc.).
Ça peut aller de se taper un bon gueuleton à s'acheter fort cher une voiture moche et inutile, de débiner un collègue pour prendre sa place à pleurer de joie au mariage d'un rejeton, de regarder le dernier épisode de "Plus belle la vie" à se payer le dernier smartphone (je mets le lien Wikipédia, parce que les gens intelligents savent rarement ce que c'est, alors que les cons, toujours)...
Il y a une infinité de choses que ces gens-là aiment et veulent.
Le tout premier indice de ce qu'on est peut-être en train de commencer à penser, c'est de s'apercevoir qu'on n'aime ni ne veut quasiment rien de ce que eux, ils aiment et veulent.
Là commencent les emmerdements, parce que sortir du prêt-à-penser, du mode festivus festivus, du processus binaire bien-mal noir-blanc juste-injuste, de la tétralogie conjoint-bagnole-maison-enfants qui débouche sur l'idéal : "Une vie réussie"... c'est le plus grand sacrilège qui soit, le plus grand blasphème contre la religion jouisseuse des anencéphales et des gastéropodes à visage humain.
Le sens, plutôt que le profit ; le fond, plutôt que la forme ; la vérité, plutôt que le plaisir ; la connaissance, plutôt que le savoir ; voilà des aspirations que les déficitaires du bulbe, les bas du front, les étroits du bonnet et les nécessiteux du neurone ne vous pardonneront pas.
Non pas parce qu'ils seront jaloux de votre intelligence pour elle-même (bien qu'ils sentent parfois confusément que ça leur manque), mais parce qu'ils croiront que vous détenez quelque chose qui pourrait leur profiter ; pour briller en société, ou lever davantage de poules, ou monter des combines lucratives, par exemple.
Donc, ils vous créeront des emmerdes, pour voir s'ils ne pourraient pas vous prendre quelque chose ou, au moins, se prouver que, finalement, vous n'êtes que de la daube.
Par conséquent, si vous voulez vivre tranquille, passez plutôt pour un inoffensif original, pour un savant cosinus, pour un gentil fada.
Et puis, comme disait Courteline, "Passer pour un idiot aux yeux d'un imbécile est une volupté de fin gourmet."
Il aurait pu ajouter que, de toute façon, on n'a pas vraiment le choix.
C'est ça, ou rejoindre le troupeau, ce qui est impossible.
Apprendre à penser, c'est un voyage sans retour.
23:02 Écrit par Boreas dans Culture, Société | Lien permanent | Tags : jouir, penser, engouffrer, prêt-à-penser, homo festivus, philippe muray, georges courteline, william shakespeare, majorité, intelligence, expérience de milgram | Facebook | | Imprimer | |
Commentaires
Excellent article, que je retiens parmi les meilleurs de votre cru.
J'affirmerai même que nos contemporains sont certainement, à l'échelle historique de l'humanité, ceux parmi lesquels il ne m'aurait été le plus probablement susceptible d'appartenir si la réincarnation avait existé.
Bien que n'étant aucunement "cultivé", l'ordre actuelle des choses ne me dupe pas pour autant.
Rejeter en bloc notre société n'appartient pas au seul fait de l'ascendance "grise" que l'on aurait sur elle. La culture, la connaissance ne sont pas les seules clés à l'intelligibilité. Elles découlent aussi et surtout, je pense, du caractère, de l'aspiration à certaines valeurs que cette connaissance, justement, concrétise. Ces formes incomprises, qu'aucune satiétés horizontales ne sauraient combler, sont antérieures et non postérieures à la connaissance: c'est suite à la soif qu'elles provoquent que nous sommes à leur recherche, et ne sauraient être le corollaire d'une curiosité ou de je ne sais quelle fortuite découverte.
Elles se manifestent, selon mon expérience personnelle, par une intransigeance colérique, une impossibilité à composer avec la médiocrité réflexive. Cette fuite vers le haut peut parfois se manifester sous les traits du pessimisme et même de la dépression: l'extérieure m'est parfois à un tel point insupportable qu'il me fait courber l'échine morale.
"Penser" c'est aussi ressentir une spiritualité autrement intellectuelle que celle de tous les pédants. Avoir une connaissance amorale pour seule adjuvante ne saurait être un gage digne de confiance car, sans tuteur spirituel, elle devient pure et grossière fatuité. Elle est au service de toutes les causes, se couche dans toutes les lies.
Je vous soumet ceci qui est un passage de "Le Chemin du cinabre" d'Evola:
"C'est là la part que l'équation personnelle peut parfois avoir sur le terrain intellectuel et spirituel lui-même. Ceci étant, pour ce qui est de l'équation personnelle, deux dispositions semblent caractériser ma nature. La première a été une aspiration à la transcendance, aspiration qui est apparue dès ma prime jeunesse. De là, le détachement de l'humain qui est le mien depuis longtemps. Il en est qui ont estimé que cette disposition provenait d'un souvenir prénatal résiduel. C'est aussi le sentiment que j'ai eu. Ce n'est qu'après que j'eus abandonné le plan des expériences esthétiques et philosophiques que l'aspiration que je viens d'indiquer est apparue dans sa forme authentique. Mais, déjà avant, quelqu'un de particulièrement compétent dans ces choses avait été surpris de constater en moi, fût-ce en germe, sous ce rapport, une orientation qui, généralement, ne résulte pas de théories, mais du changement d'état causé par certaines opérations auxquelles j'aurai souvent à faire allusion par la suite.
Je pourrais donc parler d'une tendance préexistante, ou hérédité cachée, qui, au cours de mon existence, a été ravivée par diverses influences. C'est de là que provient l'autonomie essentielle de mon développement. Il est probable que, à un moment donné, deux personnalités ont exercé sur moi une influence stimulante, insensible mais réelle. Mais le seul fait que je ne m'en sois rendu compte qu'au bout de quelques années prouve qu'il ne s'est pas agi d'une greffe extrinsèque. Le détachement naturel de l'humain quant à la plupart des choses qui, surtout dans le domaine affectif, sont considérées comme normales apparut en moi à un très jeune âge, je dirais même particulièrement à cet âge-là. Pour ce qui est de l'aspect négatif, partout où cette disposition s'est manifestée de façon confuse et n'a engagé que mon individualité, elle a engendré une certaine insensibilité et une certaine froideur d'âme. Mais, dans le domaine qui importe le plus, elle m'a permis de reconnaître directement des valeurs non conditionnées, complètement étrangères à la manière de voir et de sentir de mes contemporains."
Bravo encore pour votre blog.
Écrit par : ci-gît | 07/04/2011
ci-gît
Merci de votre aimable appréciation.
Eh oui, il existe un chemin auquel peu de gens sont sensibles (il faut cependant faire attention à ne pas cultiver inconsciemment une autre forme de ce à quoi on cherche à échapper, d'où la nécessité de bien démonter la machine, de nettoyer les écuries d'Augias ; c'est le travail de toute une vie, qui nécessite autant de ruse que d'honnêteté).
Si vous aimez Evola, je vous recommande une biographie complémentaire :
http://www.amazon.fr/Julius-Evola-loeuvre-Adriano-Romualdi/dp/2867140056
... ainsi que les oeuvres d'Arturo Reghini, dont on peut dire qu'il fut le "maître" du premier nommé :
http://it.wikipedia.org/wiki/Arturo_Reghini
Certaines de ses oeuvres ont été traduites en français, il suffit de chercher.
Bien cordialement.
Écrit par : Boreas | 07/04/2011
Excellent et très très vrai.
Je découvre votre blog par hasard et j'ai le grand plaisir de voir partagé le sentiment de solitude quasiment cosmique que j'éprouve depuis toujours.
A un minuscule détail près: j'aime bien regarder "plus belle la vie!"
Je sais... Je devrais avoir honte... Dans ma vie professionnelle j'ai bossé pour Telfrance et je connais donc, de surcroit, la machine de l'intérieur... Mon fils se paye ma tête... Mais... Entre ça et le JT de 20h, y'a pas photo, on se fout beaucoup moins de ma gueule!
Vous allez me dire: mais pourquoi donc êtes vous coincé dans ce dilemme atroce? Pourquoi ne pas écouter une sonate de Schubert ou un disque de Jimmy Hendrix?
Sais pas...
Peut-être un pathétique désir quotidien d'être,"rien qu'une heure durant", comme tout le monde... Ne plus être, un heimatlos, un alien...
Alors je suçotte les 25mn de ce bonbon affreusement chimique et une sorte de paix des cimetières m'envahit. Je trouve ça délicieusement con... Mais pas méchant!
Et cela suffit à mon médiocre contentement...
Pardon d'étaler mes ulcères sur votre blog...
Dont je redis qu'il est très intéressant, intelligent et bien écrit.
Je le referai plus...
Cordialement
Écrit par : lebaude | 30/06/2011
Nous avons tous notre part d'ombre...
Bienvenue ici !
Écrit par : Boreas | 30/06/2011
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