Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/09/2013

De circonstance

Fight_Club.jpg

 

« Je hais les indifférents. Je crois comme Friedrich Hebbel que "vivre veut dire être partisan". On ne peut être seulement homme, étranger à la cité. Qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen, et partisan. L'indifférence est aboulie, parasitisme, lâcheté ; elle n'est pas vie. C'est pourquoi je hais les indifférents.

L'indifférence est le poids mort de l'histoire. C'est le boulet que doit traîner le novateur, c'est la matière inerte en laquelle il n'est pas rare que se noient les plus beaux enthousiasmes, c'est le marais qui entoure la vieille ville et qui la défend mieux que les remparts les plus épais, mieux que les poitrines de ses guerriers, en engloutissant les assaillants dans ses sables mouvants, en les décimant et en les décourageant, et en les faisant parfois renoncer à leur entreprise héroïque.

L'indifférence agit vigoureusement dans l'histoire. Elle agit passivement, mais elle agit. Elle se fait fatalité ; elle est ce quelque chose que l'on n'attendait point ; ce quelque chose qui bouleverse les programmes, renverse les plans les mieux établis ; la matière brute qui se rebelle devant l'intelligence et l'étrangle. Les événements, le mal qui s'abat sur tous, le bien que pourrait engendrer un acte héroïque (de valeur universelle), ne dépendent pas tant de l'initiative du petit nombre qui agit, que de l'indifférence, de l'absentéisme de la multitude. Ce qui arrive ne se produit pas tant parce que quelques-uns le veulent, que parce que la masse des hommes abdique toute volonté, laisse faire, laisse assembler les nœuds que seule l'épée pourra trancher ensuite, laisse promulguer les lois que seule la révolte fera ensuite abroger, laisse s'élever au pouvoir les hommes que seule une révolte pourra renverser par la suite. La fatalité qui semble dominer l'histoire n'est en fait rien d'autre que l'apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des événements mûrissent dans l'ombre, quelques mains, sans surveillance et sans contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse l'ignore, qui ne s'en préoccupe pas. Les destinées d'une époque sont manipulées au gré des visions limitées, des objectifs immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes agissants, et la masse des hommes l'ignore, qui ne s'en préoccupe pas. Mais les événements qui ont mûri finissent par éclater; mais la toile ourdie dans l'ombre est enfin achevée : et il semble alors que ce soit la fatalité qui emporte tout et tous, que l'histoire ne soit qu'un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre, dont tous sont victimes, qu'on l'ait voulu ou non, qu'on ait été actif ou indifférent. Et l'indifférent s'irrite, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait qu'il soit clair qu'il n'a pas voulu cela, qu'il n'en est pas responsable. Certains pleurnichent pitoyablement, d'autres jurent grossièrement, mais personne ou presque ne se demande : si moi aussi j'avais fait mon devoir, si j'avais essayé de faire prévaloir ma volonté, mon avis, est-ce que cela se serait passé ainsi ? Mais personne ou presque ne se reproche d'avoir été indifférent, d'avoir été sceptique, de ne pas avoir offert son aide et son activité à ces groupes de citoyens qui combattaient précisément pour éviter ce mal et s'assignaient, pour objectif, un bien.

Face au fait accompli, la plupart d'entre eux préfèrent, au contraire, parler de faillite des idées, d'échec définitif des programmes et autres balivernes de ce type. Ils recommencent ainsi à se dégager de toute responsabilité. Et ce n'est point qu'ils ne voient pas les choses clairement et qu'ils ne soient capables quelquefois d'ébaucher de magnifiques solutions pour les problèmes les plus urgents ou pour ceux qui, tout en exigeant plus de réflexion et de temps, n'en sont pas moins urgents. Mais ces solutions demeurent magnifiquement stériles, mais cette contribution à la vie collective ne procède d'aucune lueur morale ; c'est le produit d'une curiosité intellectuelle, non de ce sens impérieux de la responsabilité historique qui veut que tous participent activement à la vie, qui n'admet aucune sorte d'agnosticisme ou d'indifférence.

Mais, si je hais les indifférents, c'est aussi parce que leurs pleurnicheries d'éternels innocents me sont insupportables. Je demande compte à chacun d'entre eux sur la façon dont il a accompli la tâche que la vie lui a assignée et lui assigne quotidiennement, sur ce qu'il a fait et, surtout, ce qu'il n'a pas fait. Et je sens que je puis être inexorable, que je ne dois pas gaspiller ma pitié, que je ne dois pas leur accorder mes larmes. Je suis partisan, je vis, je sens déjà palpiter dans la conscience virile des miens l'activité de la cité future que les miens sont en train de construire. Et dans cette cité la chaîne sociale ne pèse pas seulement sur quelques-uns, les événements ne sont pas dus au hasard, à la fatalité, mais sont l'œuvre intelligente des citoyens. Elle ne compte personne qui demeure à regarder à sa fenêtre tandis qu'un petit nombre se sacrifie, se saigne dans le sacrifice ; personne qui, restant à sa fenêtre, aux aguets, veuille profiter du peu de bien que procure l'activité d'un petit nombre et donne libre cours à sa déception en insultant le sacrifié, celui qui s'est saigné, parce qu'il n'a pas réussi dans son entreprise.

Je vis, je suis partisan. C'est pourquoi je hais qui n'est pas partisan, je hais les indifférents. »

Antonio Gramsci, 1917 (N.B. : dans le fichier source, c'est page 102)

-----------------

(06 septembre 2013) A noter que M. Olivier Favier, auteur d'une traduction que j'avais innocemment choisie comme source initiale de ce billet, m'a fait parvenir ce matin cet aimable courriel :

« La traduction de Gramsci que vous venez de reprendre sans même en mentionner l'auteur en a un et la moindre des choses est de demander l'autorisation. Que du reste je ne vous donne en aucun cas vu la quantité de saloperies que vous considérez comme incontournables, héritiers des assassins de Gramsci. Je vous prie donc gentiment de bien vouloir supprimer ce poste.

Le rédacteur de dormirajamais.org »

Comme nous n'avons manifestement pas la même conception de la saloperie, de l'héritage, de l'assassinat et de la gentillesse, c'est bien volontiers que je ne lui ai pas donné satisfaction en ne supprimant pas ce billet, contrairement à sa prière.

Sa remplaçable traduction ne figure certes plus ici, mais Gramsci ne lui appartient pas. Pas plus que notre insomniaque ne peut prétendre à l'autorité morale que s'arrogent trop systématiquement les petits idéologues à prétentions intellectuelles, de gauche comme de droite.

Par conséquent, Gramsci reste ici et M. Favier, lui, dans sa chapelle, avec ses certitudes.

10/01/2012

Menaces contre l'Iran : l'irresponsabilité pathologique du « Système »

(Cliquer pour agrandir)

 

« (...) Nous ne sommes pas dans un état de guerre, ni même de volonté de guerre affichée (comme dans les six années précédente où le but affirmé implicitement mais violemment était une attaque contre l’Iran), mais dans un état de tension extrême avec des risques divers (dans le Golfe et alentour), avec comme facteur fondamental de cette tension ces mesures d’embargo. Même si l’embargo à ce degré peut légitimement être considéré comme "un acte de guerre", il n’empêche qu’il ne s’agit pas d’une guerre ou d’une menace précise de guerre dans sa brutalité et dans les regroupements forcés et urgents auxquels cela contraint. Il reste bien assez de place pour les manœuvres diplomatiques, directes ou indirectes, et il semble qu’on ne s’en prive pas, et que l’Iran, contrairement aux affirmations sarcastiques d’une porte-parole énervée du département d’État, est loin d’être isolé. (Cela serait sans doute différent, justement, s’il y avait une marche assurée vers la guerre, justement à cause du facteur de brutalité qui invite à la prudence, voire à la couardise, et contrecarre cette sorte de manœuvres.)

Un autre facteur intéressant, qui montre également l’évolution de la situation, est que ce "regroupement", plutôt en faveur de l’Iran puisque les adversaires de l’Iran sont en mode automatique de regroupement-Système depuis longtemps, s’effectue sous la forme indirecte d’actes commerciaux et d’échange ; l’intérêt de la chose est alors que cette forme d’évolution signifie non seulement un refus de l’embargo mais conduit à une situation plus générale et plus importante de l’abandon de la devise US pour les échanges. Cela donne une dimension générale qui dépasse la seule crise iranienne et met en cause la politique générale des USA, en intégrant d’une façon intéressante la crise iranienne dans la crise générale. Cela rejoint d’une façon également intéressante et, en plus, révélatrice, cette remarque du général israélien Dan Halutz, cité ce 9 janvier 2012 dans un autre contexte, et sans aucun doute dans un autre sens : "…but Iran is a global problem – not just Israel's problem." ["mais l'Iran est un problème global - pas seulement le problème d'Israël."] Certes, Halutz parle du "problème iranien", et l’on comprend pourquoi, mais l’intérêt de sa remarque est le fait de l’"internationalisation" du "problème", c’est-à-dire de son intégration dans les problèmes généraux, ce qui revient effectivement et objectivement, quoi qu’on en veuille, à l’intégration de la crise iranienne dans la crise générale. Un tel processus est une défaite fondamentale pour le bloc BAO [Bloc américaniste-occidentaliste] qui a toujours joué sur la spécificité iranienne pour soutenir sa politique extrémiste et maniaque ; si la crise iranienne s’intègre dans la crise générale, on est aussitôt conduit à observer cette évidence qu’il n’y a plus de spécificité iranienne, donc plus de responsabilité exclusive de l’Iran (selon la thèse du bloc BAO), donc un élargissement de la crise du nucléaire au reste et ainsi de suite… Nous entrons alors dans le vaste territoire de la crise générale où les responsabilités sont plus que partagées et où l’on sait bien que la cause première revient évidemment au Système lui-même. Le processus déjà identifié au niveau stratégique se poursuit donc et s’élargit à tous les domaines. »

Philippe Grasset

« (...) Dans ce chaos d’irresponsabilité et de pathologie, ou d’irresponsabilité pathologique, on ne trouve ni stratégie, ni but, sens, mais un simple processus automatique qui dénote la puissante et irrésistible influence du Système et les réactions psychologiques qui s’en déduisent effectivement. Tout cela conduit évidemment à des situations éminemment dangereuses (l’embargo du pétrole comme "last step short of war"), sorte de "chas de l’aiguille" sorti du "trou noir" du processus, où l’on se trouve confrontés à des situations exigeant des décisions graves que plus personne n’a vraiment les moyens d’assumer, sans parler du réel désir de les prendre ; cela, bien entendu, comme cette situation que nous connaissons aujourd’hui, à laquelle nul n’est vraiment préparé par contraste avec les agitations des années 2006-2008 où l’on nous préparait soi-disant une attaque unilatérale très soigneusement élaborée, et qui met tous les acteurs impliqués dans des situations extrêmement périlleuses et délicates (voir les balbutiements automatisés et incantatoires du général Dempsey, ce 9 janvier 2012). Il est bien difficile, dans ce cas, et même de plus en plus difficile, d’accepter la version machiavélique d’une manœuvre pensée de longue date et menant vers la guerre, puisqu’on obtient le résultat d’une situation extrêmement dégradée pour soi-même, dans les pires conditions opérationnelles pour les soi-disant machinistes de la chose, alors que des occasions infiniment plus favorables pour une action militaire, dans une position stratégiquement bien mieux aménagées, contre un Iran bien plus mal préparé, etc. (2006-2008), ne furent pas exploitées. Il y a certes des "machinistes", des "comploteurs", etc., mais eux aussi agissent aveuglément, eux aussi dans leur épisode maniaque, tout cela "conduisant" une politique caractérisée par avance comme totalement nihiliste, du mode de la surpuissance se transformant en mode autodestructeur… Le sceau du Système ne laisse aucun doute. »

Philippe Grasset