Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/06/2013

Misère de la modernité

http://verslarevolution.hautetfort.com/images/Antoine%20de%20Saint%20Exup%C3%A9ry.jpg

 

Je rentre d'une veillée (Manif Pour Tous). Quelqu'un a lu ça, que je ne connaissais pas :

« (...) Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densité poétique d’un Austerlitz. Il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : "Nous acceptons honnêtement ce job ingrat" et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir. Sa maladie n’est point d’absence de talents particuliers, mais de l’interdiction qui lui est faite de s’appuyer, sans paraître pompière, sur les grands mythes rafraîchissants. De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de "job nécessaire et ingrat", je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être "un" est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux États-Unis – est déjà de la vie de l’esprit.

Et la fête villageoise et le culte des morts (je cite ça, car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir). Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.

Il faut absolument parler aux hommes. (...) »

Antoine de Saint Exupéry, Lettre au Général X, juillet 1943