01/11/2011
Rien n'a changé, Jack
La tombe du plus grand écrivain américain de tous les temps, à Glen Ellen, en Californie
« Il y a trois classes dans la société. D’abord vient la ploutocratie, composée des riches banquiers, magnats des chemins de fer, directeurs de grandes compagnies et rois des trusts. Puis vient la classe moyenne, la vôtre, messieurs, qui comprend les fermiers, les marchands, les petits industriels et les professions libérales. Enfin, troisième et dernière, vient ma classe à moi, le prolétariat, formée des travailleurs salariés.
« Vous ne pouvez nier que la possession de la richesse est ce qui constitue actuellement le pouvoir essentiel aux États-Unis. Dans quelle proportion cette richesse est-elle possédée par ces trois classes ? Voici les chiffres. La ploutocratie est propriétaire de soixante-sept milliards. Sur le nombre total des personnes exerçant une profession aux États-Unis, seulement 0,9 % appartiennent à la ploutocratie, et cependant la ploutocratie possède 70 % de la richesse totale. La classe moyenne détient vingt-quatre milliards. 29 % des personnes exerçant une profession appartiennent à la classe moyenne, et jouissent de 25% de la richesse totale. Reste le prolétariat. Il dispose de quatre milliards. De toutes les personnes exerçant une profession, 70 % viennent du prolétariat ; et le prolétariat possède 4 % de la richesse totale. De quel côté est le pouvoir, messieurs ?
— D’après vos propres chiffres, nous, les gens de la classe moyenne, nous sommes plus puissants que le travail, remarqua M. Asmunsen.
— Ce n’est pas en nous rappelant notre faiblesse que vous améliorerez la vôtre devant la force de la ploutocratie, riposta Ernest. D’ailleurs, je n’en ai pas fini avec vous. Il y a une force plus grande que la richesse, plus grande en ce sens qu’elle ne peut pas nous être arrachée. Notre force, la force du prolétariat, réside dans nos muscles pour travailler, dans nos mains pour voter, dans nos doigts pour presser une détente. Cette force, on ne peut pas nous en dépouiller. C’est la force primitive, alliée à la vie, supérieure à la richesse, et insaisissable par elle.
« Mais votre force, à vous, est amovible. Elle peut vous être retirée. En ce moment même la ploutocratie est en train de vous la ravir. Elle finira par vous l’enlever tout entière. Et alors, vous cesserez d’être la classe moyenne. Vous descendrez à nous. Vous deviendrez des prolétaires. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que vous ajouterez à notre force. Nous vous accueillerons en frères, et nous combattrons coude à coude pour la cause de l’humanité.
« Le travail, lui, n’a rien de concret qu’on puisse lui prendre. Sa part de la richesse nationale consiste en vêtements et meubles, avec, par-ci par-là, dans des cas très rares, une maison pas trop garnie. Mais vous, vous avez la richesse concrète, vous en avez pour vingt-quatre milliards, et la ploutocratie vous les prendra. Naturellement, il est beaucoup plus vraisemblable que ce sera le prolétariat qui vous les prendra auparavant. Ne voyez-vous pas votre situation, messieurs ? Votre classe moyenne, c’est l’agnelet tremblotant entre le lion et le tigre. Si l’un ne vous a pas, l’autre vous aura. Et si la ploutocratie vous a la première, le prolétariat aura la ploutocratie ensuite ; ce n’est qu’une affaire de temps.
« Et même, votre richesse actuelle ne donne pas la vraie mesure de votre pouvoir. En ce moment, la force de votre richesse n’est qu’une coquille vide. C’est pourquoi vous poussez votre piteux cri de guerre : « Revenons aux méthodes de nos pères ». Vous sentez votre impuissance et le vide de votre coquille. Et je vais vous en montrer la vacuité.
« Quel pouvoir possèdent les fermiers ? Plus de cinquante pour cent sont en servage par leur simple qualité de locataires ou parce qu’ils sont hypothéqués : et tous sont en tutelle par le fait que déjà les trusts possèdent ou gouvernent (ce qui est la même chose, en mieux) tous les moyens de mettre les produits sur le marché, tels qu’appareils frigorifiques ou élévateurs, voies ferrées et lignes de vapeurs. En outre, les trusts dirigent les marchés. Quant au pouvoir politique et gouvernemental des fermiers, je m’en occuperai tout à l’heure en parlant de celui de toute la classe moyenne.
« De jour en jour les trusts pressurent les fermiers comme ils ont étranglé M. Calvin et tous les autres crémiers. Et de jour en jour les marchands sont écrasés de la même façon. Vous souvenez-vous comment, en six mois de temps, le trust du tabac a balayé plus de quatre cents débits de cigares rien que dans la cité de New-York ? Où sont les anciens propriétaires de charbonnages ? Vous savez, sans que j’aie besoin de vous le dire, qu’aujourd’hui le trust des chemins de fer détient ou gouverne la totalité des terrains miniers à anthracite ou à bitume. Le Standard Oil Trust ne possède-t-il pas une vingtaine de lignes maritimes ? Ne gouverne-t-il pas aussi le cuivre, sans parler du trust des hauts fourneaux qu’il a mis sur pied comme petite entreprise secondaire ? Il y a dix mille villes aux États-Unis qui sont éclairées ce soir par des Compagnies dépendant du Standard Oil, et il y en a encore autant où tous les transports électriques, urbains, suburbains ou interurbains sont entre ses mains. Les petits capitalistes jadis intéressés dans ces milliers d’entreprises ont disparu. Vous le savez. C’est la même route que vous êtes en train de suivre.
« Il en est des petits fabricants comme des fermiers ; à tout prendre, les uns et les autres en sont aujourd’hui réduits à la tenure féodale. Et l’on peut en dire autant des professionnels et des artistes : à l’époque actuelle, en tout sauf le nom, ils sont des vilains, tandis que les politiciens sont des valets. Pourquoi vous, monsieur Calvin, passez-vous vos jours et vos nuits à organiser les fermiers, ainsi que le reste de la classe moyenne, en un nouveau parti politique ? Parce que les politiciens des vieux partis ne veulent rien avoir à faire avec vos idées ataviques ; et ils ne le veulent pas parce qu’ils sont ce que j’ai dit, les valets, les serviteurs de la ploutocratie.
« J’ai dit aussi que les professionnels et les artistes étaient les roturiers du régime actuel. Que sont-ils autre chose ? Du premier au dernier, professeurs, prédicateurs, journalistes, ils se maintiennent dans leurs emplois en servant la ploutocratie, et leur service consiste à ne propager que les idées inoffensives ou élogieuses pour les riches. Toutes les fois qu’ils s’avisent de répandre des idées menaçantes pour ceux-ci, ils perdent leur place ; en ce cas, s’ils n’ont rien mis de côté pour les mauvais jours, ils descendent dans le prolétariat, et végètent dans la misère ou deviennent des agitateurs populaires. Et n’oubliez pas que c’est la presse, la chaire de l’Université qui modèlent l’opinion publique, qui donnent la cadence à la marche mentale de la nation. Quant aux artistes, ils servent simplement d’entremetteurs aux goûts plus ou moins ignobles de la ploutocratie.
« Mais, après tout, la richesse ne constitue pas le vrai pouvoir par elle-même ; elle est le moyen d’obtenir le pouvoir, qui est gouvernemental par essence. Qui dirige le gouvernement aujourd’hui ? Est-ce le prolétariat avec ses vingt millions d’êtres engagés dans des occupations multiples ? Vous-même riez à cette idée. Est-ce la classe moyenne, avec ses huit millions de membres exerçant diverses professions ? Pas davantage. Qui donc dirige le gouvernement ? C’est la ploutocratie, avec son chétif quart de million d’individus. Cependant, ce n’est pas même ce quart de million d’hommes qui le dirige réellement, bien qu’il rende des services de garde volontaire. Le cerveau de la ploutocratie, qui dirige le gouvernement, se compose de sept petits et puissants groupes. Et n’oubliez pas qu’aujourd’hui ces groupes agissent à peu près à l’unisson.
« Permettez-moi de vous esquisser la puissance d’un seul de ces groupes, celui des Chemins de Fer. Il emploie quarante mille avocats pour débouter le public devant les tribunaux. Il distribue d’innombrables cartes de circulation gratuite aux juges, aux banquiers, aux directeurs de journaux, aux ministres du culte, aux membres des universités, des législatures d’État et du Congrès. Il entretient de luxueux foyers d’intrigue, des lobbies au chef-lieu de chaque État et dans la capitale ; et dans toutes les grandes et petites villes du pays, il emploie une immense armée d’avocassiers et de politicailleurs dont la tâche est d’assister aux comités électoraux et assemblées de partis, de circonvenir les jurys, de suborner les juges et de travailler de toutes façons pour ses intérêts.
« Messieurs, je n’ai fait qu’ébaucher la puissance de l’un des sept groupes qui constituent le cerveau de la Ploutocratie. Vos vingt-quatre milliards de richesse ne vous donnent pas pour vingt-cinq cents de pouvoir gouvernemental. C’est une coquille vide, et bientôt cette coquille même vous sera enlevée. Aujourd’hui la Ploutocratie a tout le pouvoir entre les mains. C’est elle qui fabrique les lois, car elle possède le Sénat, le Congrès, les Cours et les Législatures d’États. Et ce n’est pas tout. Derrière la loi, il faut une force pour l’exécuter. Aujourd’hui, la ploutocratie fait la loi, et pour l’imposer elle a à sa disposition la police, l’armée, la marine et enfin la milice, c’est-à-dire vous, et moi, et nous tous. »
Jack London, Le Talon de Fer (1908)
18:39 Écrit par Boreas dans Crise, Economie, Histoire, Littérature | Lien permanent | Tags : jack london, le talon de fer, ploutocratie, classe moyenne, prolétariat, richesse, salariés, pouvoir | Facebook | | Imprimer | |