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20/09/2013

L'Amérique a perdu la guerre

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« (...) Les quatre chefs d’état-major viennent de présenter leurs évaluations, pour leurs propres forces, des capacités de ces forces en fonction des projections budgétaires à très court terme puisqu’il s’agit de 2014. L’ensemble de la problématique abordé, qui est pourtant fort vaste, ce résume à ce mot de “séquestration” qui semble désormais contenir toute la charge de stupidité d’un système, ou du Système si l’on veut, qui s’est lui-même cadenassé dans un carcan juridique inviolable, destructeur des capacités que les budgets annuels sont censés améliorer et moderniser constamment. Trois des quatre chefs d’état-major, – les principaux, ceux de l’Army, de l’USAF et de la Navy, – viennent de témoigner sous serment que, selon leur évaluation et conformément au régime de la séquestration, leurs forces n’auront plus l’assurance de l’emporter dans un seul conflit conventionnel de haute intensité dit-MTO, c’est-à-dire d’assurer les moyens et les capacités nécessaires pour figurer dans un tel conflit et l’emporter. (MTO en acronyme pentagonesque, pour Major Theatre of Operations.) (...)


Les chefs militaires US ont, depuis des décennies, pris l’habitude tactique de venir gémir devant le Congrès pour un budget soi-disant insuffisant et une situation largement dramatisée, et de toujours obtenir, parce que leurs interlocuteurs ont la bienveillance qu’on a entre gens du même parti, les rallonges et bonus souvent superflus qu’ils réclament. Cette fois, les événements qui ne cessent de s’accumuler depuis plusieurs années, et couronnés par cette incroyable trouvaille de l’enfermement dans un corps législatif absurde qu’est la séquestration, renversent complètement la situation. Les gémissements des chefs ont laissé place à un découragement palpable parce que la situation qu’ils peignent de couleurs apocalyptiques n’est qu’une simple transcription de la réalité, tandis que leurs interlocuteurs bienveillants n’ont plus le pouvoir ni les moyens de leur donner de quoi se tenir la tête hors de l’eau. La séquestration qui est cette disposition législative créée pour ne jamais être appliquée à cause de son absurdité, mais au contraire pour forcer à un accord, conduit aujourd’hui à d’étranges situations et à d’étranges aveux. Lorsque le député Kilmer s’exclame que le mot latin (?) “séquestration” signifie “stupide”, le député McKeon répond en s’adressant aux chefs militaires : “Ce n’est pas de votre faute, c’est de la nôtre.

La séquestration, activée pour le Pentagone depuis le 1er mars, commence à peine à faire sentir ses effets. Elle sera pleinement “opérationnelle“ en 2014, à moins d’un accord qui entraînerait son annulation d’ici là, – et rien, vraiment rien ne semble le faire prévoir. D’ores et déjà, on sait pourtant que les premières conséquences opérationnelles sont identifiées. (Voir notamment l’affaire du déploiement des porte-avions, le 4 mars 2013.)

Un exemple plus précis et plus dramatique de la situation déjà présente, et encore comme une esquisse de la situation à venir puisqu’il ne s’agit que des premiers effets de la séquestration, concerne par exemple les capacités de l’USAF telles qu’elles ont été détaillées lorsqu’il fut question d’une attaque contre la Syrie. C’est le général Welsh, chef d’état de l’USAF qui en informait des représentants de la presse spécialisée lors d’une tournée dans le Pacifique (selon Air Force Magazine, le 28 août 2013, donc au moment où la prévision générale était qu’une attaque allait avoir lieu). Pour la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, un chef d’état-major de l’USAF annonçait que, pour une mission planifiée et tout en promettant que la mission demandée serait accomplie, la force aérienne ne pourrait pas utiliser tous les moyens à la fois disponibles et nécessaires pour cette mission, pour des raisons budgétaires ; “pour la première fois”, certes, parce que, jusqu’ici, la supériorité aérienne, voire ce que les militaires US nomment “the air dominance” (voir le 12 décembre 2008), sans aucune restriction et avec tous les moyens nécessaires qui devaient être opérationnellement disponibles, constituait une prémisse fondamentale et par conséquent obligée de la supériorité militaire des USA... (...)

Jusqu’en 1941, et mis à part l’épisode très bref de la Première Guerre mondiale (1917-1918), les forces armées des États-Unis n’avaient pas la capacité de livrer un conflit de type MTO contre une puissance équivalente, à cause d’une politique isolationniste où la sécurité nationale était réduite à une défense du territoire militairement très ténue, considérant que le territoire US était protégé de tout adversaire de cette puissance par son isolement géographique et l’incapacité technologique de lancer des attaques massives à longue distance. (La seule exception concernait la marine, – l’aviation en était encore à un stade réduit de son développement, – pour la protection des voies maritimes. Même cette situation navale est aujourd’hui mise en question du fait de la baisse des effectifs opérationnels de la Navy, rendant la situation actuelle, de ce point de vue, plus dramatique encore qu’avant 1941.) Cette situation fut promptement redressée en 6-12 mois dès les années 1941-1942 grâce à un effort massif de mobilisation humaine et industrielle, qui se poursuivit ensuite jusqu’en 1945. Les conditions humaines, sociales et psychologiques, industrielles et technologiques, et politiques en général, permettaient alors de tels efforts de mobilisation. Aujourd’hui, c’est quasiment impossible, et même “impensable” dans les conditions sociales, sociétales, technologiques, et finalement psychologiques. (...)

Ce qui fait la puissance globale théorique des USA deviendrait une faiblesse mortelle dans les conditions d’un conflit type-MTO, avec des forces dispersées dans un nombre considérable de positions stratégiques, et une politique générale d’expansionnisme rendant très difficile l’abandon de ces positions pour un regroupement des forces. Les USA se trouvent, du point de vue de leurs capacités, dans la situation d’une puissance classique de haut niveau dont les moyens se trouvent précipités dans une crise accélérée, alors que leur déploiement stratégique statique, avec les engagements correspondants, est celui d’une hyperpuissance globale régnant sur un monde unipolaire qui n’existe plus, qui est devenu un monde de chaos propre à exacerber les faiblesses de la dispersion des forces. La disparité est intenable et la séquestration transforme cette posture intenable en une crise active d’effondrement de la capacité centrale nécessaire à la survie de la sécurité nationale. La Syrie, dans sa phase actuelle, avec la possibilité d’une confrontation des acteurs du bloc BAO avec la Russie dans le cas d’un échec des négociations dans la phase actuelle et d’un retour à des conditions d’affrontement, est une illustration convaincante de la situation générale qu’on décrit. Le général Dempsey, président du comité des chefs d’état-major, a raison lorsqu’il freine des quatre fers pour empêcher une attaque contre la Syrie, dont il a déjà dit, bien avant l’épisode actuel, qu’il ne pouvait garantir l’issue dans certaines conditions, notamment avec la présence russe (voir le 8 mars 2012). Hillary Mann Leverett a raison lorsqu’elle envisage tout simplement la possibilité de l’échec militaire dans le cas de cette attaque (voir le 16 septembre 2013). (...) »

Philippe Grasset

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