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15/07/2014

Progrès et regrès

Bientôt, l'humain sera réellement « néo »...

 

« Il reste entendu que tout progrès scientifique accompli dans le cadre d’une structure sociale défectueuse ne fait que travailler contre l’homme, que contribuer à aggraver sa condition. » (André Breton. Le Figaro littéraire, 12 octobre 1946)

« En comparant l’état des connaissances humaines avec les états précédents, Fontenelle découvrit non pas précisément l’idée de progrès, qui n’est qu’une illusion, mais l’idée de croissance. Il vit assez bien que l’humanité, à force de vivre prend de l’expérience et aussi de la consistance. (…) Progrès ne voulut pas dire autre chose d’abord qu’avancement, marche dans l’espace et dans le temps, avec ce qu’implique d’heureux un état de constante activité. Plus tard, on donna à ce mot le sens d’amélioration continue (Turgot), indéfinie (Condorcet) et il devint ridicule. » (Remy de Gourmont. Sur Fontenelle. Promenades littéraires. Mercure de France, 1906)

Cela fait des décennies, sinon un siècle ou deux, que des gens cherchent le mot, l’ont « sur le bout de la langue », qu’il leur échappe, leur laissant une vive et chagrine frustration – sans le mot comment dire la chose ? Comment donner et nommer la raison du désarroi, de la révolte, du deuil et pour finir du découragement et d’une indifférence sans fond. Comme si l’on avait été amputé d’une partie du cerveau : amnésie, zone blanche dans la matière grise. La politique, en tout cas la politique démocratique, commence avec les mots et l’usage des mots ; elle consiste pour une part prépondérante à nommer les choses et donc à les nommer du mot juste, avec une exactitude flaubertienne. Nommer une chose, c’est former une idée. Les idées ont des conséquences qui s’ensuivent inévitablement. La plus grande part du travail d’élaboration de la novlangue, dans 1984, consiste non pas à créer, mais à supprimer des mots, et donc des idées – de mauvaises idées, des idées nocives du point du vue du Parti, et donc toute velléité d’action en conséquence de ces mots formulant de mauvaises idées. Ce mot nous l’avons approché quelquefois, nous avons essayé « regret », c’était joli « regret », un à-peu-près qui consonnait, même s’il appartenait à un autre arbre étymologique. Une autre fois, nous avons dit « régrès » en croyant créer un néologisme, une déclinaison de « régression » qui rimerait avec « progrès », terme à terme. Nous y étions presque. Nous sommes tombés sur « regrès », il y a fort peu de temps, un bon et vieux mot de français, « tombé en désuétude » comme on dit, bon pour le dictionnaire des obsolètes qui est le cimetière des mots. Et des idées. Et de leurs conséquences, bonnes ou mauvaises.

Il est évidemment impossible de croire que le mot « regrès », l’antonyme du « progrès » ait disparu par hasard de la langue et des têtes. Le mouvement historique de l’idéologie à un moment quelconque du XIXe siècle a décidé que désormais, il n’y aurait plus que du progrès, et que le mot de regrès n’aurait pas plus d’usage que la plus grande part du vocabulaire du cheval aujourd’hui disparu avec l’animal et ses multiples usages qui entretenaient une telle familiarité entre lui et l’homme d’autrefois. Ainsi les victimes du Progrès, de sa rançon et de ses dégâts, n’auraient plus de mot pour se plaindre. Ils seraient juste des arriérés et des réactionnaires : le camp du mal et des maudits voués aux poubelles de l’histoire. Si vous trouvez que l’on enfonce des portes ouvertes, vous avez raison. L’étonnant est qu’il faille encore les enfoncer.


Place au Tout-Progrès donc. Le mot lui-même n’avait à l’origine nulle connotation positive. Il désignait simplement une avancée, une progression. Même les plus acharnés progressistes concéderont que l’avancée – le progrèsd’un mal, du chaos climatique, d’une épidémie, d’une famine ou de tout autre phénomène négatif n’est ni un petit pas ni un grand bond en avant pour l’humanité. Surtout lorsqu’elle se juge elle-même, par la voix de ses autorités scientifiques, politiques, religieuses et morales, au bord du gouffre. Ce qui a rendu le progrès si positif et impératif, c’est son alliance avec le pouvoir, énoncée par Bacon, le philosophe anglais, à l’aube de la pensée scientifique et rationaliste moderne : « Savoir c’est pouvoir ». Cette alliance dont la bourgeoisie marchande et industrielle a été l’agente et la bénéficiaire principale a conquis le monde. Le pouvoir va au savoir comme l’argent à l’argent. Le pouvoir va au pouvoir. Alliance du microscope (de l’éprouvette, de l’ordinateur, etc.) et du Capital. A rebours de ce que prétendent le socialisme scientifique et ses innombrables séquelles (de la gauche du PS à la « gauche de gauche »), les sans pouvoirs ne peuvent pas « se réapproprier » ce pouvoir. Ils ne peuvent pas plus s’emparer de l’appareil scientifico-industriel et le faire marcher à leur profit, que la Commune (1871) pouvait faire marcher à son profit l’appareil d’Etat bourgeois. Elle devait le détruire. Et c’est la leçon qu’en tire Marx dans La Guerre civile en France. Les sans pouvoirs ne peuvent pas se « réapproprier » un mode de production qui exige à la fois des capitaux gigantesques et une hiérarchie implacable. L’organisation scientifique de la société exige des scientifiques à sa tête : on ne gère pas cette société ni une centrale nucléaire en assemblée générale, avec démocratie directe et rotation des tâches. Ceux qui savent, décident, quel que soit l’habillage de leur pouvoir. Contrairement à ce que s’imaginait Tocqueville dans une page célèbre, sur le caractère « providentiel » du progrès scientifique et démocratique, entrelacés dans son esprit, le progrès scientifique est d’abord celui du pouvoir sur les sans pouvoirs. Certes, une technicienne aux commandes d’un drone, peut exterminer un guerrier viriliste, à distance et sans risque. Mais cela ne signifie aucun progrès de l’égalité des conditions. Simplement un progrès de l’inégalité des armements et des classes sociales. C’est cette avance scientifique qui a éliminé des peuples multiples là-bas, des classes multiples ici et prolongé l’emprise étatique dans tous les recoins du pays, de la société et des (in)dividus par l’emprise numérique. Chaque progrès de la puissance technologique se paye d’un regrès de la condition humaine et de l’émancipation sociale. C’est désormais un truisme que les machines, les robots et l’automation éliminent l’homme de la production et de la reproduction. Les machines éliminent l’homme des rapports humains (sexuels, sociaux, familiaux) ; elles l’éliminent de lui-même. A quoi bon vivre ? Elles le font tellement mieux que lui.

Non seulement le mot de « Progrès »connoté à tort positivements’est emparé du monopole idéologique de l’ère technologique, mais cette coalition de collabos de la machine, scientifiques transhumanistes, entrepreneurs high tech, penseurs queers et autres avatars de la French theory s’est elle-même emparé du monopole du mot « Progrès » et des idées associées. Double monopole donc, et double escroquerie sémantique. Ces progressistes au plan technologique sont des régressistes au plan social et humain. Ce qu’en langage commun on nomme des réactionnaires, des partisans de la pire régression sociale et humaine. Cette réaction politique – mais toujours à l’avant-garde technoscientifiquetrouve son expression dans le futurisme italien (Marinetti) (1), dans le communisme russe (Trotsky notamment), dans le fascisme et le nazisme, tous mouvements d’ingénieurs des hommes et des âmes, visant le modelage de l’homme nouveau, de l’Ubermensch « augmenté », du cyborg, de l’homme bionique, à partir de la pâte humaine, « hybridée » d’implants et d’interfaces. Le fascisme, le nazisme et le communisme n’ont succombé que face au surcroît de puissance technoscientifique des USA (nucléaire, informatique, fusées, etc.). Mais l’essence du mouvement, la volonté de puissance technoscientifique, s’est réincarnée et amplifiée à travers de nouvelles enveloppes politiques. Dès 1945, Norbert Wiener mettait au point la cybernétique, la « machine à gouverner » et « l’usine automatisée », c’est-à-dire la fourmilière technologique avec ses rouages et ses connexions, ses insectes sociaux-mécaniques, ex-humains. Son disciple, Kevin Warwick, déclare aujourd’hui : « Il y aura des gens implantés, hybridés et ceux-ci domineront le monde. Les autres qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré. » (2) Ceux qui ne le croient pas, ne croyaient pas Mein Kampf en 1933. C’est ce techno-totalitarisme, ce « fascisme » de notre temps que nous combattons, nous, luddites et animaux politiques, et nous vous appelons à l’aide.

Brisons la machine.

NOTES

(1) cf. La lampe hors de l’horloge. Eléments de critique anti-industrielle. Editions de La Roue

(2) cf. Magazine Au fait. Mai 2014

Source (N.B. : article initialement paru ici)

Commentaires

La question que je me pose sur le "progrès", c'est qu'il est fondamental en matiere militaire, et pas une seul seconde possible de le remettre en cause a ce niveau là, puisqu'on se fait battre si on le fait.

Sauf par de "l'asymetrique".

La solution va-t-elle venir de là, des bricoleurs a la marge des empires qui vont readapter un modele de cette facon ?

Écrit par : JÖ | 17/07/2014

Tout dépend, aussi, de qui est l'ennemi.

Même si vous avez deux millions de fusils d'assaut (modèle de l'armée populaire à la Chavez) contre des centaines de chars, d'avions, de canons, de LRM, la bombe atomique, etc., théoriquement, malgré toutes les belles motivations, vous êtes perdant si l'ennemi n'hésite pas à déchaîner les enfers et ce, quel que soit le terrain.

En revanche, si déchaîner les enfers pose problème à l'ennemi, ça peut s'avérer différent.

Or, il est assez facile de culpabiliser les très moralisateurs Américains et les très moralistes Européens.

Mais culpabiliser les Russes ou, pire, les Chinois... Bon courage.

Écrit par : Boreas | 17/07/2014

"Or, il est assez facile de culpabiliser les très moralisateurs Américains et les très moralistes Européens."

Les populations peut etre.

D'autre part au Viet Nam, sur le terrain, enfer pourtant bien dechainé, l'Amerique a perdu pour la premiere fois, et certainement avant que l'arriere lache.

Mais vous avez peut etre raison sur le fait que progres ou pas, ceux qui s'en servent, ce sont toujours des hommes.

Pas encore des surhommes.

Écrit par : JÖ | 18/07/2014

"D'autre part au Viet Nam, sur le terrain, enfer pourtant bien dechainé, l'Amerique a perdu pour la premiere fois, et certainement avant que l'arriere lache."

Je ne suis pas de votre avis. Les USA ont perdu la guerre, sans perdre une seule bataille... C'est unique en son genre

Écrit par : tarkan | 18/07/2014

Il y a une réelle différence entre le culte, entretenu depuis deux mille ans, de la culpabilité, du péché, et son absence.

Quand les Américains, au Viet Nam, auraient pu raser les zones ennemies, ils ne l'ont pas fait, par auto-limitation (l'opération Rolling Thunder, certes impressionnante, s'arrête en 1968 et aboutit à un échec stratégique, qui est simplement celui de l'armement conventionnel contre un ennemi massivement soutenu par l'URSS et la Chine). Cela avait commencé avec la Chine communiste (Mac Arthur voulait balancer la bombe atomique sur Pékin, Truman ne l'a pas laissé faire). Depuis Hiroshima et Nagasaki (ce n'est pas que je sois pour, c'est juste que ça a marché), les Américains ont oublié que seule la force convainc les Asiatiques.

Les Chinois, eux, sont capables de bouffer de la cervelle de singe dans le crâne de celui-ci. C'est dire s'ils n'en ont rien à faire d'exterminer à tour de bras et de se conduire sans frein. Idem pour les Asiatiques en général.

Quant aux Russes, je pense que le chauvinisme les rend capables du pire (voir la Tchétchénie, au registre des horreurs post-soviétiques), sans scrupule ni regret pour peu qu'ils soient persuadés d'agir pour leur propre bien.

Écrit par : Boreas | 18/07/2014

"Les USA ont perdu la guerre, sans perdre une seule bataille... "

Et sans gagner.

Il y a pire, l'Algerie.
Victoire militaire, mais defaite finale.

"Cela avait commencé avec la Chine communiste "

Voire meme avec les russes.

Sinon vous avez raison sur l'absence de retenue pour les asiatiques et les russes, meme en interne.

On aura en plus du mal a faire la lecon (De toute facon...) aux chinoix parce qu'il n'ont pas oublié le XIXeme siecle.

Mais bon le moralisme est un luxe, faut avoir les moyens.

Pour en revenir au progres, en fait on en reste au moralisme: le progres n'est pas "le bien".

Comme quoi on cherche toujours "le bien"...

Écrit par : JÖ | 18/07/2014

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