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04/04/2014

La sphère d’Empédocle

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Tous ces biens que tu désires et que tu cherches à atteindre par des détours, tu peux les avoir dès maintenant, si tu n’es pas ton propre ennemi. Je veux dire si, laissant là tout le passé et te confiant pour l’avenir à la Providence, tu ne t’occupes que du présent et en disposes suivant la sainteté et la justice. Suivant la sainteté, afin d’aimer ton lot, car la nature l’a préparé pour toi et toi pour lui. Suivant la justice, afin de dire la vérité librement et sans ambages, afin d’agir selon la loi et selon la valeur des choses; afin de n’être arrêté ni par la méchanceté, ni par les jugements, ni par les paroles d’autrui. ni même par aucune sensation de la chair qui t’enveloppe, car cela n’importe qu’à ce qui en souffre. Si donc, au moment quel qu’il soit où il faudra partir, il se trouve qu’oubliant tout le reste, tu as respecté [uniquement] ton principe directeur et le Dieu qui est en toi, et craint non point de cesser de vivre, mais plutôt de n’avoir jamais commencé à vivre conformément à la nature, tu seras un homme digne du monde qui t’a engendré, tu cesseras d’être un étranger dans ta patrie, tu ne regarderas plus avec étonnement les événements de chaque jour comme s’ils étaient inopinés, tu ne seras plus suspendu à ceci ou à cela.

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Dieu voit à nu toutes les âmes hors de leur vase matériel, de l’écorce et des souillures qui les recouvrent. C’est par son intelligence seule qu’il les atteint, et il ne s’attache qu’à ce qui émane et descend de lui en elles. Si tu prends toi aussi cette habitude, tu supprimeras en toi toute cause de tourment. Celui qui ne cesse de voir la chair qui l’entoure, de fixer son regard sur l’habit, la maison, la renommée, sur tout ce qui n’est qu’enveloppe et mise en scène, sera toujours préoccupé.

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Tu es composé de trois parties : le corps, le souffle, la raison. Les deux premières ne t’appartiennent qu’en ce sens qu’il faut t’en occuper ; la troisième seule est véritablement tienne. Écarte donc de toi-même, je veux dire de ta pensée, tout ce que font ou disent les autres, tout ce que tu as fait ou dit toi-même, tout ce que tu redoutes pour l’avenir, tout ce qui te vient du corps qui t’enveloppe ou du souffle que la nature t’a donné avec le reste, mais non de ton libre arbitre, tout ce que roule le tourbillon extérieur qui t’environne, afin que ta force intelligente, détachée de la fatalité, pure et libre, puisse vivre par elle-même en agissant selon la justice, en voulant les événements qui lui arrivent, en disant la vérité ; écarte, dis-je, de ce principe qui te dirige les passions qui lui viennent de certains attachements, et l’idée du temps futur ou le souvenir du passé ; rends-toi pareil à la sphère d’Empédocle, « sphère parfaitement ronde, heureuse et fière de sa stabilité » ; ne te soucie de vivre que l’instant où tu vis, c’est-à-dire l’instant présent, et tu pourras passer tout le temps qui te reste jusqu’à la mort noblement, dans la paix morale, en souriant à ton génie.

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XII

Commentaires

Il est toujours bon, par-delà les commentaires de la crise ukrainienne, les finesses d'analyse sur le mondialisme et autres discussions géopolitiques, de garder à l'esprit et surtout de pratiquer cette sagesse, ces règles de vie et d'intelligence, des Anciens ; je pense même – mais c'est sans doute une évidence que de le dire – que tous les meilleurs projets politiques (j'entends : les plus excellents, les plus synthétiques de toutes les idées qui nous rassemble, nous patriotes, nous antilibéraux, nous qui méprisons la gauche et la droite, ces vieilles rombières, nous qui ne pensons le Progrès que comme un mythe corrupteur qui fait de l'homme une créature mécanique, servile, imbécile, vaniteuse et prostituée jusque dans ses fragiles entrailles), je pense donc, disais-je, que « nos » meilleures et plus belles idées, si elles venaient par un fortuné petit matin ou par je ne sais quel providentiel imprévu tel que l'Histoire peut en produire, à se voir appliquées par un gouvernement d'unité patriotique sain et vigoureux, seraient vite gâchées, que tout cela serait vain sans une solide philosophie qui les soutienne, sans une doctrine qui donne une base spirituelle (osons le mot) à ces hommes prétendant rediriger la Cité.

Je ne vois pas à quoi peut servir la révolution en politique si, en amont, rien n'est fait pour régénérer les âmes. En termes évoliens : en l’absence d’une Tradition, de principes métaphysiques, suprapersonnels, ou d’une éthique fermement implantée et vécue, d’une sensibilité aristocratique partagée, nous ne ferons que reconstruire des ruines par-dessus d’autres ruines. Et que les rebelles qui s’empareraient demain du pouvoir ne tarderaient guère à devenir de nouveaux tyrans.

Je dis cela parce qu'il m'arrive de croiser (virtuellement) des « révolutionnaires » qui connaissent par cœur Michéa, Hillard, A. de Benoist, Drac, Jovanovic (...), fréquentent avec frénésie des tas de blogs, amassent des quantités indigestes d'informations (quitte, bien souvent, à céder au complotisme en toutes choses et à faire de leur pseudo-pensée personnelle une simple compilation, une diarrhée d'hyperliens finalement aussi consistante qu’un selfy posté sur facebook), mais dont la façon de vivre, de penser et de sentir le monde, repose finalement (certes d'une manière moins visible) sur les mêmes principes, si peu profonds, que ceux du vulgum pecus – si bien qu'on devine chez eux, derrière le désir de chasser "l'oligarchie" et de prendre sa place, un glissement prévisible vers la corruption, une tentation poliment dissimulée d'être bourgeois à la place du bourgeois.

Oh, je ne prétends pas être au-dessus du lot... mais un homme si intelligent soit-il, et si proche de mes opinions politiques soit-il, un tel homme qui aurait des prétentions au pouvoir, aura toujours ma méfiance s'il ne pense et ne vit comme un Marc-Aurèle, un Ernst Jünger ou un Crazy Horse, s’il n’a un rapport au monde finalement très peu moderne... j’aimerais encore mieux confier les clefs de la Cité à un vieil homme humble et sentant les choses d’une façon presque païenne, plutôt qu’à un jeune intellectuel « reac’ » chez qui tout n’est que posture et déballage de connaissances…

Personnellement, quand je cultive mes tomates, arrange mon jardin et fais une pause pour lire Epictète ou contempler l’écureuil qui loge dans l’immense et magnifique frêne, j’ai l’impression de pratiquer une haute forme de politique, celle qui peut produire des hommes accomplis, conscients de leur place dans l’ordre du monde, et conscients de la beauté, du sacré, qu’il y a dans cet ordre…

Mais peut-être ai-je trop lu Nietzsche, Evola et d'autres... impression d'être tiraillé entre l'enthousiasme politique pour des Casa Pound (par exemple) et le retrait du Waldgänger... impression d'être partagé entre "tout reste encore possible" et le "c'est le Kali-Yuga, les gardiens de la flamme doivent survivre, mais il n'y a rien à faire pour sortir le reste des décombres"...

Qu'importe, je salue votre mise en avant de l'empereur-philosophe (ça avait de l'allure, quand même...).

Salutations sincères

Écrit par : Blaise Suarès | 04/04/2014

Merci, Blaise Suarès.

Si vous saviez à quel point je suis d'accord avec vous...

Accessoirement, votre magnifique commentaire me dispense de répondre, sur le fil précédent, aux derniers envois de @malartic et @albert, auxquels j'avais tant de mal à trouver l'envie de réagir, tant je n'y trouve que vaines spéculations - comme souvent aussi dans les miens, sur les mêmes questions, d'ailleurs. Vous avez tout dit.

Certains lecteurs de ce blog n'ont apparemment pas saisi que pour moi, la première révolution est nécessairement intérieure.

C'est sans doute ma faute, comme celle du virtualisme d'internet. Mais aussi, il est difficile de montrer que l'on ne joue son rôle que pour mieux honorer sa nature.

Et vous, Blaise, avez-vous un blog ? J'aurais grand plaisir à vous lire sous forme de billets. Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre la compréhension.

Écrit par : Boreas | 04/04/2014

Beau texte et beau commentaire.

Écrit par : Gas | 05/04/2014

Merci à vous, Boréas.
Je vais au moins une fois par semaine chez Hoplite – je n’y ai laissé que très peu de traces écrites, généralement par faute de temps, mais aussi par sentiment de ne pas être là où il faut, parce que je n'ai pas d'hyperliens à fournir pour illustrer mes embryons d’hypothèses, ni de connaissances techniques en munitions pour fusils de précision, et parce que tout cela va trop vite, que j'ai besoin de lenteur pour digérer, pour extraire de tant d'informations un semblant de pensée ; c’est aussi bête que cela…
Il m'arrive de croiser vos commentaires, lesquels génèrent parfois quelques disputes. Et à chaque fois, précisément parce que je pense vous avoir compris, votre sensibilité si particulière (dont j'ai parfois trouvé quelques échos chez A moy que chault ou jadis chez quelqu'un comme Xyr), votre volonté de ne pas vous laisser enfermer dans des certitudes (désolé pour les lieux communs !), et d'aller droit au but, d'éviter les détours et les évidences (pour vous), à chaque fois je me dis : « mais non ! vous n'avez pas compris Boréas ! vous lui foncez dans le lard car vous l'avez mal lu, ou plutôt vous n'avez pas su lire entre ses lignes, sinon vous seriez d'accord avec lui, en tout cas pas aussi injustes et bornés à son égard »...
En tout cas, je ne sais pas si c'est de votre faute... y a-t-il maladresse de la part de celui qui n'est pas compris ? Ou lourdeur d’esprit de la part de ceux qui ne le comprennent pas ?.. je suis persuadé que certains de vos détracteurs, s’ils vous connaissaient dans la « vraie vie », s’ils vous connaissaient par la parole et l’attitude, ou autour d’une bière, très simplement, certains sans doute vous comprendraient mieux alors, beaucoup mieux. Effectivement le virtuel, pour des tas de raisons, a sans doute à voir dans ces méprises…

Moi ?! un blog !? merci pour… cet égard, si j’ose dire. J’y ai déjà pensé. Je suis aussi un héritier et porteur de la psyché moderne, et ai donc probablement quelque prétention, fondée ou non, à trouver ma pensée singulière, ou à avoir une pensée, tout court. Ou plus prosaïquement à vouloir ma dose de reconnaissance, de regards, d’attachements. Et d’ennemis, aussi…
Mais non, ce n’est pas une chose que je prévois de faire, pas dans l’immédiat. Pas le temps. Pas assez d’envie. Et je ne vois pas, pour le moment, ce que je pourrais écrire dans un blog qui n’aurait été écrit par vous ou d’autres dont j’apprécie la plume ou les idées. Ce serait donc ajouter de l’information à la surinformation, céder à la dispersion, à la stimulation, aux flux permanents. Ce serait bavarder. (Je ne parle que pour moi.)
Je vous ai laissé un commentaire au moins pour vous témoigner ma compréhension et mon estime. Une façon de vous faire comprendre qu’il y a au moins une personne qui approche au mieux votre pensée et la partage dans les largeurs. Je crois…
J’en termine ici, sinon mes commentaires vont finir par s’étaler et prendre l’allure d’une autocélébration réciproque, et la modestie deviendra alors vanité, et le respect mutuel un autisme à deux.
Salutations franches, Boréas ! Je continue à vous suivre.

Écrit par : Blaise Suarès | 05/04/2014

Ce qui réconforte les blogueurs qui se heurtent à de fortes et inattendues incompréhensions, c'est de penser que des lecteurs approuvent leurs contributions, même sans rien en dire.

Mais c'est tout de même satisfaisant quand cet accord se manifeste dans un commentaire.
Il ne faudrait pas que ne s'expriment que les oppositions, qui sont monnaie plus courante.

Écrit par : Carine | 05/04/2014

Mon cher Blaise, à la revoyure, donc. ;-)

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Tu as raison, Carine. Néanmoins, tout cela n'a guère d'importance.

Encore une fois, il faut bien jouer son rôle, mais en définitive :

"Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing."

Shakespeare, Macbeth, acte V, scène V

En dire davantage, c'est déjà presque prêcher. :-)

Écrit par : Boreas | 05/04/2014

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