La mondialisation, une des principales causes de la crise (09/03/2012)

 

« (...) la nouvelle grappe technologique allait permettre, non pas de renouer avec un fordisme classique, mais un fordisme par de tout autres moyens : la mondialisation. L’informatisation peut certes développer l’automation, mais elle peut surtout mondialiser la chaîne de fabrication, une chaîne constituée de segments reliés par de l’informatique (logiciels et internet) et des containers, qui assurent la logistique planétaire comme les bandes transporteuses, machines transferts, et autres chariots filoguidés, assuraient naguère la logistique de l’atelier serti dans l’Etat-nation. Les coûts d’information et de transaction devenus proches de zéro, associés à des coûts de transports très abaissés par le fordisme des instruments de déplacement – pensons, à titre d’exemple, à la logistique portuaire entièrement normalisée et fordisée – permettent une chaîne de fabrication mondiale dont chaque segment voit ses coûts optimisés, en fonction des conditions locales d’insertion, et dont l’ensemble n’est que peu pénalisé par l’éloignement des divers éléments, ou celui des lieux de consommation. Avec un fordisme nouveau faisant apparaître de nouvelles divisions du travail et des spécialités nouvelles pour des pays qui vont jouer la carte de ce qu’on appelle la globalisation : modèle "cargo export"  pour la Chine, du "workshop" pour les exportateurs de main-d’oeuvre (Philippines, Mexique), de la rente minière pour les exportateurs de matières premières (Russie, Australie), etc. D’où un fordisme complètement renversé qui se met en place : l’ancienne cohérence production/débouché n’est plus recherchée, elle est au contraire combattue puisque ces mêmes débouchés deviennent, par la magie de la mondialisation, indépendants des conditions de la production. Par la recherche des bas salaires, par celle des coûts environnementaux les plus faibles dont bien sûr la fiscalité, l’ancienne cohérence nationale laisse la place à ce qui fut la montée de l’incohérence des années 20 aux USA, cette fois au niveau mondial : les possibilités de la production vont se heurter de façon croissante à l’étroitesse des débouchés.

Mais à ce nouvel ensemble fortement générateur de gains de productivité, il faut associer une autre logistique, celle de la finance qui se doit d'être aussi normalisée que le sont les containers. A la fluidité des moyens logistiques doit correspondre la fluidité des moyens financiers, fluidité reposant sur de communs outils : l’informatique. Cette fluidité est d’abord celle de la monnaie qui devient en quelque sorte aussi normalisée que l’industrie mécanique du début du vingtième siècle : les différentes monnaies doivent être parfaitement convertibles et ce, sans limitation. Tout contrôle des changes serait l’équivalent d’une panne sur la nouvelle chaine fordienne devenue planétaire. Curieusement, le choix du taux de change fixe est repoussé au profit de la libre fixation des prix : il y a tant à gagner pour la finance. Il faut aussi assurer la dérégulation financière, et permettre la complète libre circulation du capital et de tous les outils qui l’accompagnent. Tout manquement en la matière, reviendrait aussi à briser le plein épanouissement de la chaîne fordienne planétaire.

De fait, nous comprenons que cette mondialisation suppose désormais une présence beaucoup plus importante du monde financier, ce qui signifie aussi la mise en concurrence des systèmes financiers nationaux. D’où une très forte demande pour mettre fin, plus particulièrement en France, à la répression financière de jadis. D’où aussi la volonté de pouvoir disposer de cette matière première irremplaçable, qu’est cet actif très liquide appelé dette publique. Nous comprenons par conséquent qu’avec le mondialisme comme solution à la crise du fordisme, les banques centrales ne sauraient être oubliées et vont devenir la clef de voûte du nouveau système fordien : elles doivent garantir la logistique financière, être proches des opérateurs financiers et en contrepartie plus éloignées d’un Etat dont le souci n’est plus le noircissement de la matrice des échanges interindustriels. L’indépendance est au bout du chemin. Quant à l’Etat, il gérera sa dette publique en mode marché.

Il ne faut pas oublier, dans ce grand mouvement de libération, la disparition de ces écluses qu’on appelle "frontières"   Régis Debray en a fait à rebours un vibrant éloge et qui viennent affaiblir la puissance créatrice de la chaîne mondiale : renouveler le fordisme revient aussi à contester les Etats. Ou plus exactement à les repositionner dans la "chaîne de la valeur" : l’Etat chinois ne disparait pas avec la mondialisation, simplement il  devient un modèle assis sur ce qui fut dénoncé comme une alliance entre Wal-Mart et le parti communiste chinois.

Rupture technologique et financière, mais aussi, on s’en doute un peu, rupture organisationnelle de cette pièce élémentaire du fordisme qu’était l’entreprise. L’ère des organisateurs, à la Burnham ou à la Galbraith, laisse la place à celle des patrons de la "corporate governance". L’épargne salariale, elle-même sous-produit du fordisme triomphant antérieur, et augmentée des premiers déficits publics, eux-mêmes garantis par l’indépendance des banques centrales, devient produit de contestation de l’Etat providence : la protection sociale par capitalisation conteste celle produite par la répartition. D’où d’immenses fonds fonds de pension et investisseurs institutionnels en tous genres devenant propriétaires d’entreprises désormais appelées à fonctionner au seul service des actionnaires. Avec, comme résultat, l’abandon progressif de la valeur ajoutée industrielle au profit de la valeur actionnariale, et l’abandon du long terme au profit de résultats immédiats. De quoi retarder ce que pouvait permettre la nouvelle grappe technologique, c'est-à-dire l’automatisation sur base fordienne. D’où les résultats que l’on sait aujourd’hui, pour ce que la comptabilité nationale appelle "Entreprises non financières" s’agissant de la France : entre 1970 et 2010, les dividendes nets rapportés à l’Excédent brut d’exploitation passent de 12,8 à 29,8 %, tandis que la Formation brute de capital fixe passe, pour les mêmes dates, de 21,9 à 18,7 %. Avec la conclusion qu’il faut en tirer : rémunérés sur la base des résultats, il faut payer de plus en plus cher des dirigeants ne produisant plus - à l’inverse des organisateurs à la Burnham et des ingénieurs d’autrefois - un avenir plus ou moins souhaité.

Corporate governance, mondialisation et financiarisation sont évidemment en congruence brutale lorsque l’on passera en France, à partir de 1986, à la privatisation rapide d’un immense secteur industriel nationalisé. Privatisation, qui va se dérouler dans le cadre d’une dérégulation financière accélérée et ayant elle-même débuté dès le milieu des années 1980, ainsi qu’en atteste l’indice de libéralisation financière du FMI. Et c’est par un simple geste juridique que l’on passera à la problématique de la valeur actionnariale proposée par les fonds de pension ; à l’introduction du marché dans les ateliers avec mise en concurrence et découpe à l’échelle planétaire ; au blocage partiel de l’automatisation par abandon des processus de requalification correspondants, au profit d’un taylorisme planétaire ; à l’introduction de nouvelles formes de rémunérations, avec minimisation des rémunérations fixes et maximisation des rémunérations variables, souvent elles-mêmes financiarisées par le recours aux stock options et à l’épargne salariale ; à la fin des grands modes de coordination entre banque publique recherche grandes entreprises publiques sous-traitants, qui avaient contribué aux succès industriels de la France ; etc.

Mondialiser était l’étape naturelle devant précéder l’automatisation des usines. Parce que l’automatisation suppose, au-delà des logiciels et d’internet, une industrie du robot plus difficilement accessible aussi bien en termes d’investissements techniques qu’en termes d’investissements humains, il y avait à préférer l’étape intermédiaire, celle de la mondialisation. La mondialisation, aidée en cela par le court-termisme de la finance, a pu ainsi freiner l’investissement de rationalisation et de productivité.

Encore une fois, la mondialisation ne résout pas fondamentalement et définitivement les difficultés du fordisme des années 70. La mondialisation libère de la nécessaire congruence, locale ou nationale, entre les conditions de la production et celles de la consommation. Le fordisme chinois est calamiteux, puisqu’il n’existe que pour profiter des coûts avantageux de la main-d’œuvre, ce qui rend sa production largement invendable en Chine. Mais peu importe, puisque les débouchés sont d’emblée mondiaux. Bien entendu, la question de la congruence se reporte au niveau mondial mais, là aussi, il sera possible de retarder l’échéance de la crise, par des moyens nouveaux dont celui bien sûr de l’endettement, aujourd’hui bien connu. L’étroitesse des normes de la consommation pouvant être momentanément reportée à plus tard, par un crédit toujours plus important et audacieux.

Et parce que, au moins pendant quelques dizaines d’années, il a été possible de "repousser les murs", le fordisme a pu se redéployer sans se régénérer. Redéploiement dont on voit aujourd’hui le terme, puisqu’il correspond à une fantastique dislocation des Etats-nations, dislocation dont la visibilité s’apprécie au niveau de balances de paiements très douloureusement déséquilibrées. La mondialisation était une facilité, une rémission à la très ancienne crise du fordisme. Parce qu’elle n’était qu’un pis-aller, voire une drogue, il faut aujourd’hui inventer de nouvelles solutions, solutions qui interviennent dans un contexte de rareté croissante de ressources naturelles, qui font émerger de nouvelles rentes, s’ajoutant à celle produite par le retour de la loi d’airain de la monnaie. Les solutions n’interviendront pas sans difficultés, avec, semble-t-il, une opposition de plus en plus radicale entre nouvelles activités à rendements toujours croissants et nouvelles activités à rendements toujours constants. D’où de nouveaux problèmes concernant le travail, avec des activités qui se développent sans travail supplémentaire, et exigeront un déploiement d’emblée mondial ; et d’autres qui resteront très fortement consommatrices de travail. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, bien des activités touchant à l’internet pourront voir leur volume s’accroître sans limite et ce, sans exiger de travail supplémentaire, alors que les nouvelles activités de service à la personne ne peuvent se développer qu’avec de nouvelles embauches. Ce qui signifie que le recours à la mondialisation, même assorti d’une dislocation des Etat-Nations, risque de se prolonger. Comment, en effet, ne pas voir ce que Severino appelle "l’inversion des raretés", avec de moins en moins de matières premières disponibles et de plus en plus d’hommes mondialement disponibles ? (...) »

Jean-Claude Werrebrouck

23:59 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : jean-claude werrebrouck, mondialisation, fordisme, automatisation, informatisation, grappe technologique, coûts, transport, production, salaires, débouchés, finance, industrie, capital, libre-échange, dette publique, marchés, etats-nations, valeur, actionnaires, financiarisation, travail |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |