Comment l'Ukraine peut s'affranchir de la domination russe (19/09/2014)

A Lougansk, l'entrée de l'usine Luhanskteplovoz, figée dans le passé soviétique

 

Naturellement, quand votre pays subit la défaite sur le front, il ne peut pas s'empêcher d'en ressentir du désespoir et de l'irritabilité, mais il est important de pas permettre à ses émotions de prendre le pas sur la raison.

La plus grande tentation, dans cette situation, consiste à chercher des explications simples et à accuser une sorte de circonstances insurmontables qui ne dépendent pas de nous.

« Poutine est devenu dingue », « nous avons été attaqués par une superpuissance nucléaire », « personne ne peut arrêter les schizophrènes du Kremlin » : ce sont toutes des affirmations actuellement très populaires et pratiques.

Elles sont commodes, avant tout parce qu'elles font entièrement peser sur l'ennemi extérieur la responsabilité de ce qui se passe, par le moyen de la diabolisation.

Qui aurait pu résister à Satan armé de missiles nucléaires ? Personne.

Rien ne dépend de nous. L'Ukraine est une brindille dans un océan de folie et d'animosité.

En réalité, il existe des recettes pour augmenter nos capacités de défense. Aujourd'hui, nous disposons déjà d'un algorithme tout à fait clair et complet pour transformer l'Ukraine en une forteresse qui serait inaccessible au Kremlin en l'espace de quelques années.

Par conséquent, appliquer cet algorithme nous permettra de créer un Etat qui serait significativement moins vulnérable aux moyens d'influence russes traditionnels, d'ici quelques années. Cependant, en attendant, des processus directement inverses sont à l'oeuvre dans ce pays, parce que l'Ukraine est habituée à suivre la voie du moindre effort et que la Russie en profite.

Dans une perspective d'ensemble, il est clair que l'ennemi géopolitique de l'Ukraine est un Etat suffisamment primitif et prévisible, dont toutes les actions peuvent être anticipées pour les décennies à venir ; cependant, elle joue honnêtement à la misère avec ce lourdaud et se comporte comme si les nouvelles manoeuvres du Kremlin étaient une surprise complète pour Kiev.

Tous les instruments d'influence russes sur l'Ukraine sont simples comme un roulé à la confiture et sont évidents pour n'importe quel élève de CE1, avant d'être utilisés. Nous aurions pu nous en protéger il y a longtemps, par la réalisation de tâches complexes, mais tout à fait possibles. Mais au lieu de résoudre ces problèmes, l'Ukraine cherche obstinément des excuses pour ne pas le faire. C'est de là que vient notre pénible situation actuelle.

Avec quoi Moscou intimide-t-elle traditionnellement Kiev ? Auparavant, l'arsenal de Poutine incluait principalement deux histoires d'horreur économiques : les interdictions douanières d'importations ukrainiennes et la fourniture de gaz. Dans l'année en cours, la liste a également comporté des chars, mais les chars ne peuvent pas être utilisés comme une menace tout le temps. Ils n'étaient pas ici pendant les 23 années précédentes et ils ne seraient pas apparus si Kiev avait employé toutes les mesures préventives.

Les guerres du gaz russo-ukrainiennes ont environ 10 ans. Dans ce laps de temps, même un crétin complet aurait compris que seule la séparation énergétique assurerait notre indépendance envers l'ancienne métropole.

Évidemment, dès que la conduite de gaz russe à la frontière se transforme en souvenir régulier, les officiels russes modèrent l'expression de leur rancoeur. Cependant, les disputes ukraino-russes se sont toujours terminées de la même façon. Kiev a stupidement encore accepté une autre remise, juste comme un des trois petits cochons du conte de fées dansait jusqu'à l'hiver suivant, en chantant « nous n'avons pas peur du grand méchant loup ».

Pourquoi, chaque fois, la Russie a-t-elle consenti à accorder une remise ?

La question, ce ne sont pas seulement les arrangements gaziers qui vous sont venus à l'esprit tout d'abord. Il a toujours été important pour la Russie, non seulement d'obtenir de l'argent, mais aussi de ne pas laisser l'Ukraine se dépendre du crochet du gaz, depuis que Gazprom a vraiment besoin des milliards de dollars de l'Ukraine.

Donc, ils consentaient toujours à la remise : achetez seulement, ne vous dépendez pas de notre crochet du gaz, ne modernisez pas vos réseaux de chauffage usés, vos vieilles chaudières, vos usines gourmandes en énergie, n'isolez pas vos maisons, n'installez pas de compteurs, ne dites pas non au gaz. Et nous ne l'avons pas fait, nous n'avons pas dit non. Nous l'avons acheté.

Sans réserves suffisantes de notre propre gaz, ni suffisamment d'argent pour en acheter, l'Ukraine a continué avec une folle obstination de se comporter comme si le gaz était pour nous une matière première gratuite, au lieu de faire tous les efforts possibles pour chercher une alternative.

Rien qu'en 2013, l'Ukraine a acheté du gaz russe pour 11 milliards de dollars. Pendant ce temps, la majorité en a été irréversiblement perdue, en raison de l'inefficacité du système de chauffage et des industries qui consomment ce gaz. La chaleur s'est échappée à travers les murs peu épais des appartements khrouchtchevka gelés, s'est évaporée dans les tuyaux de chauffage sur le chemin vers les consommateurs, a brûlé en vain sur des brûleurs en essayant de chauffer les maisons froides de quelqu'un.

Le texte actualisé de la Stratégie Energétique pour l'Ukraine, publié l'année dernière, déclare que la perte de chaleur pendant la livraison de gaz aux consommateurs en Ukraine, en raison de ces canalisations, s'élève à un total de 30 à 45 %.

En attendant, le pays continue de gaspiller des millions à chauffer l'air, au lieu de les dépenser pour reconstruire ces épouvantables canalisations et d'économiser fanatiquement, comme le ferait n'importe quel propriétaire raisonnable.

L'occupation préférée des politiciens ukrainiens consiste à se lamenter sur la « manette du gaz » russe et à ne rien faire. Bien sûr, il est commode de rejeter sur Poutine la responsabilité des radiateurs froids dans les appartements ce prochain hiver ; cependant, peut-être est-il seulement temps de faire en sorte que la chaleur dans les appartements ne dépende plus de Poutine et de ses penchants maniaques ?

S'il existait un bon système de service public et des technologies économisant l'énergie dans la production en Ukraine, Poutine aurait été aussi dangereux pour nous que Robert Mugabe du Zimbabwe. Mais l'Ukraine n'a aucune force politique qui développerait ni, plus important encore, populariserait la stratégie claire et progressive consistant à se débarrasser du noeud coulant économique russe.

Au lieu de passer leurs jours et leurs nuits à clamer, depuis tous les écrans de télévision, ce qu'il est important de faire pour acheter moins de gaz russe, les politiciens qui s'autoproclament patriotes ukrainiens, intégrateurs européens et nationalistes, agitent inutilement des fourches et crachent des bêtises populistes.

Kakha Benukidze, ancien ministre géorgien et conseiller manqué de Petro Porochenko, a souvent dit que l'Ukraine est capable de refuser complètement le gaz russe, si elle apprend seulement à économiser. Et, tandis que moderniser des productions industrielles privées signifie une migraine pour leurs propriétaires, dans la sphère commune l'Etat peut et doit prendre en charge le rôle du chef, s'il est intéressé par le maintien des intérêts nationaux.

Le travail devrait être fait, ici, aux niveaux suivants,simultanément :

1. Equiper les appartements privés, de brûleurs et de chaudières électriques, en reconstruisant des réseaux d'électricité ;

2. Eliminer ou reconstruire les canalisations de chauffage dans les villes ; installer des mini-chaudières à fioul ou à gaz dans des immeubles d'appartements, au lieu des chaudières actuelles non économiques ; faire en sorte que la population utilise le chauffage individuel et installer des compteurs à gaz ;

3. Isoler les murs des bâtiments qui l'exigent.

Par ailleurs, il est possible non seulement d'économiser, mais de développer des sources d'énergie alternatives. Par exemple, d'obtenir du biocarburant à partir des déchets agricoles que nous avons toujours eu en quantité. Environ 9.000 systèmes de biogaz fonctionnent aujourd'hui en Allemagne ; en Ukraine, un tel système est toujours considéré comme une nouveauté.

Naturellement, tous ces moyens exigent davantage d'investissements financiers. Mais d'un autre côté, l'Ukraine dépense-t-elle moins en achetant du gaz à un Etat occupant ? Ce n'est pas bon marché, de donner à Gazprom plus de dix milliards de dollars par an.

En substance, les Ukrainiens peuvent exécuter cette stratégie sans l'aide de l'Etat ni du gouvernement. Avec de la volonté et à l'occasion, tout le monde peut isoler son appartement, installer le chauffage individuel ou une chaudière électrique, dire non aux radiateurs à gaz et les remplacer par des modèles électriques.

Nous pouvons lutter contre l'agresseur, pas seulement avec un fusil à la main.

Aujourd'hui, la guerre pour l'indépendance au gaz serait un coup garanti, porté à Poutine. Mais il n'y a aucun mouvement civil sérieux en Ukraine, qui soulèverait constamment cette question, unirait les citoyens, leur expliquerait l'état des choses.

Il y a Yegor Sobolev, qui a réussi à donner pertinence au thème de la lustration et à le populariser ; il y a le libertarien Hennadiy Balashov, qui a fait de la publicité à son parti 5.10 tout autour de Kiev ; mais il n'y a personne qui serait aussi ardent à convaincre la société de la nécessité de mettre en oeuvre une politique nouvelle, principalement énergétique, en Ukraine.

La situation est semblable dans l'industrie ukrainienne. Malgré des guerres commerciales régulières, le comportement absolument audacieux du gouvernement russe en ce qui concerne l'Ukraine et des interdictions schizophrènes de marchandises ukrainiennes en Russie, l'Ukraine continue à s'orienter elle-même vers la Fédération de Russie et à regarder la Russie comme un de ses principaux partenaires commerciaux.

Bien que le bon sens et l'intuition aient fait allusion, depuis longtemps, au fait qu'un partenaire aussi agressif, peu fiable et hostile constitue une menace potentielle envers la sécurité nationale, et que toutes les relations avec lui devraient être réduites au minimum.

Les relations ukraino-russes sont absolument contraires à la logique élémentaire. N'importe quel producteur de mouchoirs en papier vendus au marché noir évitera le travail avec un mauvais distributeur, mais l'Ukraine s'accroche à la Russie et à son marché, comme si nous étions la Corée du Nord avec qui personne d'autre ne coopérerait.

Le même piège que dans des relations gazières est à l'oeuvre ici, évidemment. En intimidant l'Ukraine avec des interdictions [commerciales, ndt], Moscou est en réalité restée intéressée par des liens économiques forts avec l'Ukraine et c'est pourquoi elle ne les a jamais rompus, même dans les années des relations les plus tendues.

Le Kremlin a toujours trouvé important de soutenir la dépendance des producteurs ukrainiens sur leurs marchés et de les empêcher de se réorienter vers d'autres pays. Ne pas permettre à ces entreprises de périr, alors qu'elles seraient mortes il y a longtemps dans des conditions de réelle économie de marché. Encourager la stagnation.

Pour leur part, les propriétaires d'industries de construction mécanique périmées, traditionnellement membres du Parti des Régions, étant dépendants des marchés russes, ont insisté en faveur de liens économiques plus étroits avec Moscou.

A ce titre, le Kremlin a effectivement lié l'Ukraine à lui, soutenant avec prévoyance ses usines non rentables et créant un puissant lobby russe en Ukraine. Et les lobbyistes ont répété le mantra : nous devons sauver notre construction mécanique, nous ne pouvons pas tuer les vestiges du potentiel de l'URSS, nous ne pouvons pas permettre le chômage…

En définitive, le chômage n'est jamais allé nulle part, de vieilles industries ont progressivement continué de se dégrader et de mourir, mais en attendant, l'Ukraine est restée dans une dépendance économique totale envers la Russie et ses partenaires de l'Union Douanière. Un exemple typique en est l'usine Luhanskteplovoz de Lougansk, qui n'était capable de fonctionner que quand elle recevait des commandes de la Compagnie des chemins de fer russes mais qui, malgré cela, licenciait régulièrement des employés et travaillait à temps partiel, ne pouvant vendre ses produits nulle part ailleurs qu'en Ukraine et en Russie.

Au lieu de développer de prometteuses nouvelles industries, par lesquelles l'Ukraine aurait vraiment pu parvenir à des positions de leader sur les marchés mondiaux et pour le développement desquelles il y a un énorme potentiel dans le pays, sous la pression de stéréotypes, nous avons continué de ressusciter les cadavres pourrissants de reliques soviétiques, en essayant de préserver les industries dans lesquelles nous nous sommes désespérément faits distancer il y a longtemps.

Au lieu de chercher de nouveaux marchés en Afrique et en Asie, nous continuons obstinément à dire à la nouvelle génération d'Ukrainiens que nos produits sont seulement nécessaires dans l'état post-soviétique.

Un tel point de vue reste incroyablement populaire dans le pays, bien que les exportations de l'Ukraine vers les pays de l'Union Douanière soient déjà tombées à 25 % du total et que les 75 % restants aillent au reste du monde.

Hélas, il semble que l'Ukraine ne dira finalement non à son orientation économique étrangère suicidaire au profit de son ancien suzerain, que quand ce suzerain l'y poussera, ce qui, au travers de la guerre actuelle, a semble-t-il finalement tiré un trait sur ce partenariat à long terme.

Nous avons payé pour notre paresse et notre lâcheté, avec des territoires annexés. Et Dieu sait combien nous devrons encore donner, avant que nous ne comprenions, en définitive, que les victoires sont non seulement forgées sur le front, mais aussi à l'arrière, avant que le combat ne commence.

Staniyslav Kmet, pour l'Ukrayinska Pravda

Source en anglais

Source en russe

Traduit de l'anglais par mes soins. Liens hypertexte ajoutés par moi. Reproduction autorisée sous réserve de citer verslarevolution.hautetfort.com en source.

01:12 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : ukraine, russie, domination économique, énergie, dépendance énergétique, indépendance, gaz, gazprom, réformes, travaux de modernisation, industries post-soviétiques |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |