Donbass : la tentation de l'abandon (23/08/2014)

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Entre les intentions affichées et la volonté réelle, qui sait où va Porochenko ?

 

(...) Après quelques discussions avec des diplomates occidentaux, à l’Ouest, les décideurs sont sûrs que malgré les préparatifs évidents, « Poutine ne se décidera pas ». Après quelques discussions avec les décideurs ukrainiens, à Kiev, l’éventualité de l’intervention [russe] est estimée à 80%.

(...) Nous ne savons pas ce que pense M. Porochenko, mais un certain nombre d’experts faisant partie de son entourage proche pensent que l’intervention n’est pas le pire des dénouements.

Pourquoi ? Voyons leur logique.

 

1. Selon un de nos interlocuteurs, « la guerre est au point mort ». De nombreuses tentatives de dominer et de contrôler la frontière avec la Russie ont échoué. Les séparatistes et les mercenaires ont la possibilité d’être approvisionnés en matériel, en armes, en munitions, etc.

Prendre d’assaut les grandes villes, bien fortifiées et défendues par un grand nombre de combattants armés peut entraîner d’importantes pertes parmi les forces de l’armée ukrainienne et parmi les civils. Selon différentes estimations, jusqu’à 500.000 civils se trouvent actuellement à Donetsk. Prendre Donetsk et Lougansk sans le soutien de l’aviation et de l’artillerie multiplierait les pertes parmi les militaires ukrainiens. L’utilisation des obusiers, des lance-roquettes, etc., augmenterait considérablement les pertes civiles. Kiev n’est pas prête à transformer Lougansk en Stalingrad, et Donetsk en Grozny.

Ainsi, terminer la guerre avant l’arrivée du froid semble un objectif difficilement atteignable. D’un côté, les séparatistes n’auraient plus la possibilité d’utiliser les forêts, les plantations d’arbres, etc. Mais de l’autre côté, durant les périodes de l’automne et de l’hiver il serait difficile d’utiliser l’aviation, les reconnaissances seraient aussi compliquées, il y aurait d’autres soucis avec l’approvisionnement… Enfin, il paraît assez évident qu’attaquer sur la neige est plus difficile que de se défendre.

2. Nombreux sont ceux qui pensent que « Poutine interviendra ». Ils sont presque sûrs qu’il interviendra de manière locale. Premièrement, il serait possible de justifier cette présence militaire par une mission humanitaire dans les régions de Donetsk et de Lougansk. Dans d’autres régions, ce serait plus compliqué. Deuxièmement, l’effectif, la localisation et la structure des troupes permettent de dire que le Donbass serait le lieu de l’intervention. Et enfin, le Kremlin n’est pas intéressé à mener une longue guerre, avec un grand nombre de cercueils. Il a besoin d’une guerre courte et victorieuse. Même au Donbass, le niveau des humeurs pro-russes a été plus bas que prévu : finalement, le soutien à l’armée ukrainienne est présent dans la région. Le Kremlin ne croyait pas non plus en la capacité de l’armée ukrainienne à faire la guerre. Ces deux choses peuvent poser quelques gros problèmes.

Et donc, à Kiev l’intervention paraît probable ; l’intervention dans le sud paraît éventuelle. L’intervention dans d’autres régions paraît improbable. Il est supposé que l’agression directe se limiterait à un contingent peu nombreux avec des insignes « mission humanitaire », soutenu par l’aviation, pour pénétrer sur le territoire ukrainien pas plus loin que 70 à 80 km. Toute l’artillerie lourde serait localisée à la frontière pour faire du chantage. Dans ce cas, Kiev sait très bien que la communauté occidentale pourrait introduire de nouvelles sanctions, mais aussi insister auprès des autorités ukrainiennes pour ne pas répondre et ne pas entrer dans un conflit ouvert, craignant une véritable guerre.

 

3. Certains experts « des hautes sphères » pensent que Poutine veut garder le Donbass comme une plateforme. En faisant pression sur la communauté occidentale, il ferait reconnaître en partie les Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk. Sa tactique, c’est de gagner de la place. Sa stratégie, c’est de gagner du temps. Poutine considère que le temps est son allié. Il compte sur la dégradation de la situation économique en Ukraine. Il ne croit pas que l’Occident aidera financièrement Kiev. Il est sûr que l’Ouest ne l’aidera pas militairement. Poutine n’a pas renoncé à prendre Kiev. Mais il attend un meilleur moment. Il n’a pas besoin du Donbass, il a besoin de l’Ukraine, et il est prêt à attendre.

 

4. Kiev comprend qu’il est impossible de ne pas se battre pour le Donbass. Mais garder le Donbass à tout prix peut rendre ce prix inabordable. La reconstruction de la région après-guerre (il faut la gagner, cette guerre) est une tâche archi-compliquée pour un pays presque en faillite. La socialisation, plutôt même la « patriotisation » des habitants des deux régions n’a pas été facile avant, et risquera d’être irréalisable après la guerre. La guerre a multiplié des ressentiments chez certains, nombreux sont ceux qui ont commencé à haïr. La haine cachée compliquera encore plus les choses. La complexité presque encombrante de la structure économique de la région, le paternalisme total de la population locale, sa mobilité très peu élevée et son niveau d’éducation relativement bas, l’hostilité des élites, la proximité de la Russie transforment cette région, avec un taux de chômage potentiellement très élevé, en frein lourd pour mener les réformes (rajoutons, tout de même, que les autorités ne se pressent pas pour mener les réformes).

 

5. De là, une partie de ces experts tire la conclusion suivante. La Russie a pris la Crimée. Qu’elle prenne alors le Donbass. L’Occident ne sera pas contre. Et nous, nous nous débarrasserons d’une région dépressive, non rentable, avec des infrastructures détruites ; nous nous débarrasserons des séparatistes, ouverts et cachés, de la base sociale des communistes et du Parti des régions (ndt. Le parti de l’ancien président). Nous nous débarrasserons des risques et des pertes. Des pertes en hommes qui pourraient être utiles à l’État. Prenez donc. Mais nous ne vous laisserons guère aller plus loin. Il est plus facile de se défendre sans les coups de feu dans le dos.

Quelque chose fait penser à ces nombreux experts que, sans ces régions avec leur économie spécifique et la population locale aux convictions spécifiques, l’Ukraine aurait moins de mal à se réformer, à intégrer l’Europe. Ils pensent qu’après l’intervention russe, la communauté occidentale essaierait de convaincre de ne pas se battre pour le Donbass. Mais elle ne pourrait nous laisser dans une « zone grise ». Parce que cette intervention ouverte ferait assez peur pour que l’Occident nous prenne sous son aile. Militairement, politiquement et économiquement.

 

Il est difficile de juger sur quoi se basent ces réflexions et ces analyses. Il est impossible de dire que cette pensée domine dans l’entourage du président, mais il est possible de supposer qu’elle gagne en popularité.

 

Toutefois, ce schéma est trop spéculatif pour être réaliste. Tenter de penser pour les autres est louable, si nous n’oublions pas que l’adversaire réel et l’allié potentiel sont capables des mêmes choses. Celui qui vise une trêve honorable, obtient souvent une défaite déshonorante. Celui qui vend son pays, peut rapidement se retrouver au cimetière politique. Le sang versé ne peut servir ni de cadeau, ni de pot-de-vin. Il n’a pas de prix.

Source

(Article de Serhiy Rakhmanine, journaliste, rédacteur en chef adjoint de Zerkalo Nedeli, paru le 8 août 2014, traduit du russe - et un peu condensé - par Oksana Kantaruk Pierre.)

03:16 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : ukraine, russie, donbass, donetsk, lougansk, petro porochenko, vladimir poutine, intervention russe |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |