Contre la modernité (04/08/2012)

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Un regard prémoderne

(Albert Finney dans le rôle de Tom Jones, 1963 - Tom Jones, adaptation cinématographique du roman éponyme d'Henry Fielding, datant de 1750)

 

Au-delà des images d’Epinal, la Révolution française n’a constitué, en réalité, ni la légitime révolte d’un peuple opprimé contre la tyrannie (fantasme degôôôche), ni l’infâme machination de sanguinaires égalitaristes prémarxistes (fantasme dedroâââte).

Elle s'est révélée comme emblème historique du basculement logique et progressif d’une société traditionnelle dans la modernité, qui a commencé par la conversion des cadres.

Puisque, depuis lors, la modernité a prouvé qu’elle est mensongère et suicidaire, il faut retrouver les valeurs et les structures fondamentales des sociétés prémodernes, mais sans fixation esthétisante et passéiste sur l’Ancien Régime ni la religion catholique. J'y reviendrai.

Précisons d'abord que contrairement à la plupart des historiens français, je n'entends pas par époque moderne la période s'étendant de 1492 à 1789, mais notre présent depuis l'avènement des pseudo-« Lumières ».

Il est aisé, en effet, de constater que la rupture qui s'est produite aux environs de la moitié du XVIIIe siècle, est fondée sur des présupposés philosophiques uniformément parvenus jusqu'à nous, tant par leur application caricaturale à travers les développements technologiques et sociaux qui l’ont accompagnée et suivie (car ces présupposés philosophiques sont faux et utopiques et ne pouvaient donc produire que des monstres concrets) que dans leurs expressions théoriques - même si le collectivisme marxiste, issu de l'aile gauche du libéralisme davantage que de la pensée antilibérale, est quasiment mort et a laissé la place au libéralisme libertaire, complément sociétal du libéralisme économique.

Tout cela pour former, encore et même surtout aujourd'hui, un système civilisationnel que l'on peut qualifier de moderne, par opposition à l'architecture mentale, sociale et culturelle antérieure.

De fait, il n'y a pas réellement de discontinuité qualitative entre le rationalisme et le matérialisme naissants chez les intellectuels libéraux de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle (Hobbes, Locke, Montesquieu, Diderot, etc.) et les tenants de l'existentialisme fumeux, teinté d'hédonisme et de bisounourseries plus ou moins nihilistes qui constitue aujourd'hui, avec mille fois plus de verbosité et infiniment moins d'intelligence et de talent, le prêt-à-penser du parfait intello moderne et illisible qui tente encore, éternellement, de justifier la pourriture contemporaine comme étant la chrysalide d'un futur papillon.

Toute la modernité est dans la perte du rapport au réel, mais aussi à l'intangible, à la transcendance dont la soi-disant Raison, même divinisée, ne peut bien sûr rendre compte. Puis, logiquement, dans l'élaboration d'une autre réalité, intellectualisée, voulue comme scientifique, devant sans cesse se justifier par des cohortes de définitions, d'infinies classifications.

En somme, une descente omni-théorique dans l'analytisme, ne concevant la synthèse que comme un assemblage de produits préalablement décortiqués.

Rassurant, certes, pour des raisonneurs au cerveau étroit, impuissants à ressentir sans se shooter à la cogitation, incapables d'abandonner leur prétention à circonscrire l'univers à une collection de rapports de police.

Les sociétés traditionnelles (ou prémodernes), quant à elles, tout en reposant sur de tout autres fondations, n’ont pas nécessairement, pour autant, de soi-disant indispensables caractéristiques monarchiques ni chrétiennes (catholiques, en l'occurrence), contrairement à ce croient volontiers bien des idéalistes nostalgiques et esthétisants de l'Ancien Régime. En France, ces caractéristiques monarchiques et chrétiennes ont d’ailleurs, à la Révolution, subi un effondrement parce qu’elles étaient minées de l’intérieur, ce qui en dit long sur la réalité de leur caractère prétendument fondamental…

Car quand je dis que le basculement révolutionnaire de 1789 était logique, j’entends par là qu’il découlait de l’évolution des mentalités, qui avait permis que la modernité s’infiltrât dans les têtes des élites.

Les idées de base précédant les détails et les actions, une fois les mentalités séduites parmi la crème de la société, il s’est agi ensuite d’un processus d'approfondissement et de diffusion sociale quasiment mécanique au sein des classes supérieures (par intellectualisation croissante et involution des mentalités de ces élites, qui ont cessé de s’appuyer sur les valeurs morales et spirituelles de transcendance fondant la tripartition sociale juste et communément admise - pierre angulaire, grosso modo, de la prémodernité).

Ce processus mécanique a conduit ces élites à succomber progressivement à la concurrence des déesses Raison et Science, prétendant justifier l’intérêt et le confort matériel, pour aboutir aux mythes du Progrès et de la Croissance infinie. En quelque sorte, un embourgeoisement général des élites.


Le point de vue moderne et libéral, qui commence toujours par envisager le collectif (la société humaine) sous l’angle individuel – le plus négatif, en général : les bas instincts -, est que l'évolution en question serait imputable, en réalité, à des « rapports de force » que l'on retrouverait partout et en tout temps, et qui sont les rapports fondés sur l'intérêt matériel essentiellement (ce qui rejoint d'ailleurs plus ou moins l'analyse marxiste fondée sur les rapports de production).

Cet éconocentrisme est révélateur des limitations mentales de ses auteurs et les arrange bien, en général, en leur permettant de nier toute différence qualitative, gênante pour leur conception eschatologique du pseudo-Progrès, entre modernité et prémodernité (bien que ces concepts leurs soient étrangers, sauf quand il y a de l'argent en jeu, comme par exemple pour faire de la publicité à un produit technologique en se gaussant du soi-disant obscurantisme antérieur...).

Il illustre l’une des plus profondes erreurs actuelles, qui conduit également l’historiographie à juger d’un passé prémoderne en portant sur lui un regard moderne.

Or, comment des matérialistes qui ne seraient même plus disposés à risquer leur précieuse intégrité physique sur un champ de bataille pour des abstractions telle que leur devoir, leur honneur, leur patrie ou leurs idées, pourraient-ils valablement juger des actes d’hommes aux yeux desquels, très souvent, il n’existait pas de destin plus louable que le sacrifice de soi et des plaisirs terrestres pour la défense de leur foi ou de la collectivité, le respect de leurs obligations, l’honneur de leur nom ?

En réalité, les sociétés traditionnelles ou prémodernes font l’inverse de ce à quoi l'intranquillité moderne contraint les acteurs toujours insatisfaits et myopes de la Raison et de la Science. Elles sont plus naturelles, faites pour durer dans la stabilité et la transmission (sens du mot « tradition » : de la main à la main) et donc, organiques et organicistes (voir les corporations sous l’Ancien Régime, la tripartition sociale généralisée chez les Indo-européens mais aussi les structures sociales en Asie, en Afrique et jusqu’au sein des peuplades les plus « primitives » selon nos conceptions occidentales parfois arrogantes).

A l'échelle de notre planète, la modernité n’est qu’une parenthèse de l’histoire de l'Occident ; parenthèse qui, néanmoins, détruit consciencieusement ce monde depuis un peu plus de deux siècles seulement. Que pèse-t-elle, qualitativement, au regard des millénaires de cultures et de civilisations qui l’ont précédée ?

Soit cette parenthèse se refermera très rapidement à la suite du coup de pied dans la gueule que la crise va donner à tout le monde, le retour d'une fraction décisive des élites à la santé mentale permettant alors de reprendre radicalement conscience des réalités anciennes et de redéployer un mode de vie collectif et individuel supportable par les hommes et la nature, soit l’extinction de l’espèce humaine est à craindre dans un siècle à peine.

Quant au déterminisme (nécessairement rétrograde, obscurantiste et fixiste, bien sûr) dont les modernes, progressistes et « bougistes », accusent volontiers la prémodernité pour la disqualifier d'avance dans leur course folle à l'amélioration du monde, le seul véritable tenant en est, en réalité, l’eschatologie moderne (libérale économique et libérale libertaire), qui n’a finalement fait que reprendre à son compte, par laïcisation, l’eschatologie chrétienne, en fantasmant un sens de l'Histoire linéaire et toujours ascendant, dans l'ordre matériel exclusivement - vous savez, celui dont la valeur absolue est pulvérisée par l'existence de ce grain de sable qu'on appelle la mort...

A contrario, le fatum (destin) des anciens Romains, par exemple, n’est pas un « sens de l’Histoire », une vision linéaire des événements et, en règle générale, les spiritualités péjorativement dites « païennes » ont une conception cyclique de la marche du temps, qui correspond d’ailleurs au sens premier du terme de « révolution », tiré de l’observation des astres.


En définitive, la modernité se caractérise par le désespoir que produit sur ses adeptes le déterminisme (certes incontestable pour tout « philosophe » un peu dessalé), parce qu’il ne peut être vécu que dans l’égotisme, l’individualisme et le matérialisme ; le tout décevant nécessairement, toujours, l’espèce d’existentialisme hédoniste agité par les modernes comme banderole du bonheur, alors qu'il n'est que le cache-misère d’un vide spirituel total.

La prémodernité, malgré ses défauts qui sont ceux découlant des conditions inévitables de l’existence terrestre (violence, souffrance), se caractérise au contraire par un ritualisme omniprésent (correspondant à la définition de toute vraie religion par Cicéron), une liberté individuelle trouvée dans l’acceptation de l’existence et de ses arrière-plans métaphysiques et transcendantaux plus que dans l’affirmation de l’égo, et donc par un sens des structures sociales et des rapports humains plus coopératif et plus harmonieux, en raison du recul donné à la perception du monde, tant par le sens aigu de l’éphémère et du transitoire que par la conscience de l'intangibilité et de l'éternité du divin.

Les modernes ont rêvé de fixer dans la matière ce qui est mortel.

Les anciens, eux, ont fixé dans la matière ce qui est éternel.

Sachant qu’on sort de l’existence nu comme on y est entré, et qu’on ne peut rien emporter d'ici-bas, il est facile de voir qui avait vu juste.

Et donc, d'en déduire qu'être révolutionnaire aujourd’hui, c’est nécessairement être antimoderne (puisqu'on peut difficilement être prémoderne sans rejeter la modernité).

01:11 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : modernité, moderne, antimoderne, prémoderne, traditionnel, révolution française, 1789, monarchie, christianisme, mythes, progrès, science, raison, croissance, eschatologie, libéralisme, collectivisme, marxisme, transcendance, lumières, matérialisme, rationnalisme, existentialisme, hédonisme, pourriture, élites |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |