Principes de révolution non-violente (28/09/2013)

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(...) Dans les situations où les gens se sentent impuissants et effrayés, il est important que les tâches qui leur sont initialement confiées présentent peu de risques, leur apparaissent constructives et les mettent en confiance. Ce genre d’actions – par exemple porter des vêtements de manière inhabituelle – donne au public l’occasion de marquer sa différence d’opinion et de participer de manière significative à des actes de dissidence. Dans d’autres cas, un sujet non politique et apparemment mineur – comme assurer la sécurité d’approvisionnement en eau – peut devenir le point de fixation des actions d’un groupe. Les stratèges doivent choisir une cause dont les mérites seront largement reconnus et difficiles à rejeter. Le succès de telles campagnes limitées devrait non seulement résoudre un problème, mais aussi convaincre la population qu’elle possède un vrai pouvoir.

La plupart des stratégies de campagnes à long terme ne doivent pas viser à la chute rapide de la dictature mais plutôt à atteindre des objectifs limités. De même, toutes les campagnes ne nécessitent pas la participation de toute la population.

En réfléchissant à la série de campagnes qui constituent la stratégie globale, les stratèges de la défiance politique doivent examiner comment les campagnes – au début, au milieu et près de leur conclusion – diffèrent les unes des autres.

La résistance sélective

Lors des premières étapes de la lutte, des campagnes séparées avec différents objectifs spécifiques peuvent être très utiles. De telles campagnes sélectives peuvent se succéder. Parfois, deux ou trois peuvent se dérouler simultanément.

En planifiant une stratégie de « résistance sélective », il est nécessaire d’identifier des questions ou des griefs qui symbolisent l’oppression générale de la dictature. De telles questions peuvent devenir les cibles appropriées pour des campagnes qui permettront de gagner des objectifs stratégiques intermédiaires, s’insérant bien sûr dans la stratégie globale.

Ces objectifs stratégiques intermédiaires doivent être réalisables, donc être dans les possibilités actuelles ou futures des forces démocratiques. Cela permet d’assurer une série de victoires bonnes pour le moral, et contribue aussi à des changements progressifs dans les relations de pouvoir, profitables pour le combat à venir.

Les stratégies de résistance sélective devraient se concentrer essentiellement sur des questions spécifiques d’ordre social, économique ou politique. Elles peuvent être choisies en vue de maintenir une part du système social et politique hors du contrôle du dictateur, afin de regagner des parts actuellement sous son contrôle, ou encore afin de l’empêcher d’atteindre un objectif particulier. Si possible (...), la campagne de résistance sélective devrait aussi frapper un ou plusieurs points faibles de la dictature. Ainsi, les démocrates auront le meilleur impact possible compte tenu de leurs moyens.

Les stratèges doivent planifier très tôt les stratégies pour leur première campagne. Quels seront ses objectifs limités ? Comment contribueront-ils à la réalisation de la stratégie globale retenue ? Si possible, il est sage de formuler aussi les grandes lignes des stratégies pour la deuxième et, éventuellement, la troisième campagne.

Toutes ces stratégies devront mettre en œuvre la stratégie globale et opérer selon ses lignes directrices.

Le défi symbolique

Au début d’une campagne visant à saper les fondements d’une dictature, les premières actions spécifiquement politiques peuvent avoir une portée limitée. Elles sont destinées, en partie, à tester et influencer les intentions de la population, et à la préparer à continuer la lutte par la non-coopération et la défiance politique.

L’action initiale peut prendre la forme d’une protestation symbolique ou d’un acte symbolique de non-coopération, limité ou temporaire. S’il y a peu de volontaires pour agir, le premier acte peut consister par exemple à mettre des fleurs à un emplacement symbolique. Par contre, si le nombre de volontaires est très important, on peut observer une pause de cinq minutes dans toutes les activités ou pratiquer plusieurs minutes de silence. En d’autres circonstances, quelques individus pourraient entreprendre une grève de la faim, une veillée à un endroit d’importance symbolique, un bref boycott des cours par les étudiants ou un sit-in temporaire dans un bureau important. Sous une dictature, ces actions plutôt agressives rencontreraient probablement une répression sévère.

Certains actes symboliques, tels qu’une occupation physique devant le palais du dictateur ou le siège de la police politique, peuvent entraîner un grand risque et ne sont pas recommandées pour démarrer une campagne.

Les actions initiales de protestation symbolique ont parfois attiré une large attention nationale et internationale, comme ce fut le cas des manifestations de rue en Birmanie en 1988, ou de l’occupation étudiante et de la grève de la faim sur la place Tienanmen à Pékin en 1989. Les pertes importantes des manifestants dans ces deux cas montrent bien qu’il est impératif pour les stratèges de prendre soin de planifier les campagnes. Bien qu’elles aient un formidable impact moral et psychologique, de telles actions ne suffisent pas pour abattre une dictature. Elles demeurent largement symboliques et ne changent rien à la position du pouvoir dictatorial.

Il est rarement possible de couper les dictateurs de leurs sources de pouvoir complètement et rapidement dès le début de la lutte. En pratique, cela reviendrait à demander à la totalité de la population et à presque toutes les institutions de la société – qui avaient été jusque-là largement soumises – de rejeter définitivement le régime dans son ensemble et de le défier subitement par une non-coopération forte et massive. Cela ne s’est jamais vu et serait très difficile à réaliser. Donc, dans la plupart des cas, une campagne rapide de non-coopération et de défiance totale serait une stratégie irréaliste pour une première phase.

Distribuer la responsabilité de la lutte

Lors d’une campagne de résistance sélective, le poids de la lutte est normalement supporté par une ou plusieurs sections de la population. Lors de la campagne suivante, avec un autre objectif, le fardeau de la lutte est déplacé vers d’autres groupes de population. Par exemple, des étudiants peuvent mener des grèves concernant des questions d’éducation, des dirigeants religieux et des croyants peuvent se concentrer sur une affaire liée à la liberté religieuse. Parallèlement, les cheminots peuvent se mettre à obéir scrupuleusement aux règles de sécurité afin de ralentir tout le système de transport. Des journalistes peuvent défier la censure en laissant des espaces vides là où des articles interdits auraient dû apparaître. Des policiers peuvent à plusieurs reprises rater la localisation et l’arrestation de membres recherchés de l’opposition démocratique. En échelonnant les campagnes par types de problèmes et par groupes de population, on permet à des segments de population de se reposer alors que la résistance continue.

La résistance sélective est tout spécialement importante pour défendre l’existence et l’autonomie des groupes et des institutions politiques, économiques et sociaux indépendants hors du contrôle de la dictature. Leur importance a été discutée précédemment. Ces centres de pouvoir fournissent les bases institutionnelles à partir desquelles la population peut faire pression ou résister aux contrôles de la dictature. Durant la lutte, ils risquent d’être parmi les premières cibles de la dictature.

Viser le pouvoir du dictateur

Tandis que la lutte à long terme se développe au-delà des stratégies initiales vers des étapes plus avancées et plus ambitieuses, les stratèges doivent calculer la manière de restreindre encore les sources de pouvoir des dictateurs. Le but est de se servir de la non-coopération populaire pour créer une nouvelle situation stratégique plus avantageuse pour les forces démocratiques.

Alors que les forces de la résistance démocratique deviennent de plus en plus puissantes, les programmateurs mettent en place des stratégies de non-coopération et de défiance politique plus ambitieuses qui permettent de tarir plus encore les sources de pouvoir de la dictature. Le but est de créer une paralysie politique croissante et, finalement, de désintégrer de la dictature elle-même.

Il est nécessaire de planifier avec soin la manière dont les forces démocratiques peuvent affaiblir le soutien que des gens et des groupes offraient jusque-là à la dictature. Ce soutien sera-t-il réduit par la révélation des brutalités perpétrées par le régime, par la révélation des conséquences économiques désastreuses de la politique du dictateur ou par la prise de conscience de la possibilité de mettre fin à la dictature ? Ceux qui soutiennent la dictature devraient au moins être incités à se montrer « neutres », ou même, de préférence, à devenir des soutiens actifs du mouvement pour la démocratie.

Tout en planifiant et en exécutant la défiance politique et la non-coopération, il est très important d’étudier de près les principaux supporters et aides du dictateur, y compris les services secrets, le parti politique, la police, les administrations, mais tout spécialement l’armée.

Le degré de loyauté au dictateur des forces militaires, des soldats et des officiers, doit être soigneusement évalué. Quelle est leur sensibilité aux idées des forces démocratiques ? Y aurait-il chez les soldats de base des conscrits malheureux ou effrayés ? Des soldats et officiers se sentiraient-ils assujettis par le régime pour des raisons personnelles, familiales ou politiques ? Quels autres facteurs pourraient rendre les soldats et officiers vulnérables à la subversion démocratique ?

Très tôt dans la lutte pour la libération, il s’agit de développer une stratégie qui permette de communiquer avec les troupes et les fonctionnaires du dictateur. Par des mots, des symboles et des actes, les forces démocratiques peuvent informer les troupes que la lutte pour la libération sera vigoureuse, déterminée et durable. Les militaires doivent savoir que la lutte aura un caractère spécial, qu’elle sera destinée à miner la dictature mais qu’elle ne menacera pas leurs vies. Ces efforts visent à miner à la longue le moral des troupes du dictateur et en fin de compte à subvertir leur loyauté et leur obéissance au profit du mouvement démocratique. Des stratégies similaires peuvent viser la police et les fonctionnaires.

Il ne faudrait pas que les tentatives pour gagner la sympathie et inciter à la désobéissance dans les rangs du dictateur soient interprétées comme un encouragement adressé aux forces armées à renverser rapidement la dictature par une action militaire. Ce scénario ne conduirait probablement pas à une démocratie qui fonctionne. Comme nous l’avons dit, un coup d’État ne corrige guère le déséquilibre des relations de pouvoir entre le peuple et les dirigeants. Il sera donc nécessaire de prévoir la manière de faire comprendre aux militaires sympathisants que ni un coup d’État militaire, ni une guerre civile contre le dictateur n’est requis ni souhaitable.

Des officiers sympathisants peuvent jouer un rôle vital dans la lutte démocratique, comme répandre la désaffection et la non-coopération parmi les forces militaires, encourager des inefficacités délibérées, et soutenir la décision d’ignorer discrètement des ordres et de refuser de poursuivre la répression. Le personnel militaire peut aussi offrir différentes formes d’assistance non-violente au mouvement démocratique, comme la possibilité de se déplacer en sécurité, mais aussi des informations, du ravitaillement, de l’approvisionnement médical, etc.

L’armée est l’une des plus importantes sources de pouvoir des dictateurs parce qu’elle peut utiliser ses unités militaires disciplinées et ses armes directement pour attaquer et punir une population désobéissante. Les stratèges de la défiance politique doivent se souvenir qu’il sera extraordinairement difficile, sinon impossible, de désintégrer la dictature si la police, les fonctionnaires et les forces militaires soutiennent pleinement le régime, en obéissant et en exécutant ses ordres. Les stratégies visant à réduire la loyauté des forces du dictateur devraient donc être considérées par les stratèges démocrates comme une priorité.

Les forces démocratiques doivent cependant se rappeler que la désaffection et la désobéissance au sein des forces militaires ou de la police sont hautement dangereuses pour leurs membres. Les soldats et les policiers peuvent s’attendre à des sanctions sévères pour la moindre désobéissance et même à l’exécution en cas de mutinerie. Il ne faut donc pas leur demander de se mutiner trop tôt. Par contre, si la communication est possible, il faut expliquer clairement qu’il existe une multitude de formes de « désobéissance déguisée », relativement sans danger et praticables dès le début. Par exemple, la police et la troupe peuvent suivre les instructions de répression de manière inefficace, rater la localisation de personnes, prévenir des résistants d’imminentes répressions, d’arrestations ou de déportations, ou encore négliger de communiquer une information importante à leurs officiers supérieurs. Des officiers protestataires peuvent négliger de transmettre des ordres de répression vers le bas de la chaîne de commandement. Des soldats peuvent tirer au-dessus de la tête de manifestants. De même, les fonctionnaires peuvent perdre des dossiers et des instructions, travailler de manière inefficace et se déclarer « malades » au point d’avoir besoin de rester chez eux jusqu’à leur « guérison ».

Changements de stratégie

Les stratèges de la défiance politique devront sans cesse évaluer la mise en œuvre de la stratégie globale et des stratégies de campagnes spécifiques. Il est possible, par exemple, que la lutte ne se passe pas aussi bien que prévu. Dans ce cas, il sera nécessaire de définir des changements stratégiques qui pourraient être requis. Qu’est-ce qui peut être fait pour augmenter la force du mouvement et reprendre l’initiative ? Dans une telle situation, il sera nécessaire d’identifier le problème, de faire une réévaluation stratégique et peut-être de confier le fardeau de la lutte à un autre groupe de la population, de mobiliser des sources de pouvoir supplémentaires et de développer de nouveaux axes d’actions. Lorsque cela sera fait, le nouveau plan devra être mis en œuvre immédiatement. À l’inverse, si la lutte s’est déroulée mieux que prévu et si la dictature commence à s’effondrer plus vite qu’on ne s’y attendait, la question sera de savoir comment les forces démocratiques pourront capitaliser sur ces gains inattendus et se mettre en position de paralyser le dictateur. (...)

Les effets cumulés de campagnes de défiance politique bien menées et victorieuses renforceront progressivement la résistance en augmentant le nombre des domaines de la société dans lesquels la dictature rencontre des obstacles à l’exercice de son contrôle. Ces campagnes fourniront aussi une expérience importante des manières de refuser la coopération et d’utiliser la défiance politique. Cette expérience sera d’un grand secours lorsque viendra le temps de la non-coopération et de la défiance à grande échelle.

(...) nous avons vu que l’obéissance, la coopération et la soumission étaient essentielles pour que les dictatures soient puissantes. Sans accès aux sources de pouvoir politique, le pouvoir du dictateur s’affaiblit et finalement se dissout. Les lui retirer est donc la principale action requise pour désintégrer une dictature. Il serait utile de passer en revue la manière dont les sources de pouvoir peuvent être affectées par la défiance politique.

Des actes symboliques de répudiation et de défiance sont au nombre des moyens disponibles pour miner l’autorité politique et morale du régime, sa légitimité. Plus grande est l’autorité du régime, plus grandes et plus fiables seront l’obéissance et la coopération dont il bénéficiera. La désapprobation morale doit s’exprimer par des actions afin de menacer réellement l’existence de la dictature. La rupture des relations de coopération et d’obéissance est nécessaire pour couper la disponibilité des sources du pouvoir du régime.

La seconde source importante du pouvoir se situe dans les ressources humaines, c’est le nombre et l’importance des personnes et groupes qui obéissent, assistent ou coopèrent avec les dirigeants. Si la non-coopération est pratiquée par de larges parts de la population, le régime sera en grande difficulté. Par exemple si les fonctionnaires ne travaillent plus aussi efficacement qu’en temps normal, ou même restent chez eux, l’appareil administratif sera gravement atteint.

De même, si parmi les personnes et groupes qui refusent de coopérer on trouve ceux qui fournissaient auparavant des compétences et connaissances spécialisées, alors les dictateurs verront leur capacité d’imposer leur volonté sérieusement réduite. Il se pourrait même qu’ils perdent leur capacité à être bien informés avant de prendre des décisions et à développer des politiques efficaces.

Si l’on affaiblit ou retourne au profit des démocrates les influences psychologiques et idéologiques – appelées facteurs intangibles – qui normalement conduisent les gens à obéir ou assister les dirigeants, la population aura tendance à désobéir et à ne plus coopérer.

L’accès des dictateurs aux ressources matérielles aussi affecte directement leur pouvoir. Lorsque des opposants réels ou potentiels au régime ont entre leurs mains les ressources financières, le système économique, la propriété, les ressources naturelles, les transports et les moyens de communication, une autre source majeure du pouvoir est vulnérable ou supprimée. Les grèves, les boycotts, et une plus grande autonomie de l’économie, des communications et des transports affaibliront le régime.

Comme nous l’avons vu, la capacité des dictateurs à menacer ou appliquer des sanctions – punitions contre les éléments agités, désobéissants et non coopératifs de la population – est une source centrale du pouvoir. Elle peut être affaiblie de deux manières. D’abord si la population est préparée, comme dans une guerre, à affronter des conséquences sérieuses et à payer le prix de la défiance, l’efficacité des sanctions disponibles sera fortement réduite (puisque la répression des dictateurs n’apportera pas de soumission). Deuxièmement, si la police et les forces militaires elles-mêmes se désolidarisent du régime, elles peuvent, individuellement ou massivement, ignorer ou carrément défier les ordres d’arrêter, de battre ou de tirer sur des résistants. Si les dictateurs ne peuvent plus compter sur la police et les forces militaires pour assurer la répression, leur système se trouvera fortement menacé.

En résumé, le succès contre une dictature bien établie et défendue exige le recours à la non-coopération et à la défiance, ceci afin de réduire puis de retirer les sources de pouvoir du régime. Sans une constante réalimentation des sources indispensables de son pouvoir, la dictature s’affaiblit et finalement se désintègre. Une planification stratégique, définie avec compétence, de la défiance politique contre des dictatures nécessite donc de cibler les sources de pouvoir les plus importantes des dictateurs.

L’escalade vers la liberté

Associée à la défiance politique lors de la phase de résistance sélective, la montée en puissance d’institutions sociales, économiques, culturelles ou politiques augmente progressivement « l’espace démocratique » de la société et réduit l’espace contrôlé par la dictature. En renforçant les institutions civiles face aux dictateurs, une société indépendante se construit hors de leur contrôle. Si la dictature intervient pour arrêter cette escalade vers la liberté, la lutte non-violente peut alors être mise en œuvre pour défendre l’espace nouvellement gagné et la dictature devra faire face à un nouveau front de lutte.

À la longue, cette combinaison de résistance et de construction institutionnelle peut mener de facto à la liberté, par l’effondrement de la dictature et l’instauration formelle d’un système démocratique incontestable établi sur un changement fondamental des relations de pouvoir à l’intérieur de la société.

La Pologne des années 1970 et 1980 nous a donné l’exemple d’une réappropriation progressive des fonctions et des institutions par la résistance. L’Église catholique avait été persécutée, mais n’avait jamais été soumise au contrôle total du communisme. En 1976, certains intellectuels et ouvriers avaient créé de petits groupes tels que le K.O.R. (Comité de défense des ouvriers) pour faire avancer leurs idées politiques. L’organisation du syndicat Solidarnosc, avec sa capacité à mener des grèves marquantes, imposa sa légalisation en 1980. Les paysans, les étudiants et de nombreux autres groupes créèrent leurs propres organisations indépendantes. Lorsque les communistes se rendirent compte que ces groupes avaient modifié les réalités du pouvoir, Solidarnosc fut à nouveau interdit et les communistes eurent recours à la force militaire.

Même sous la loi martiale, avec de nombreux emprisonnements et de dures persécutions, les nouvelles institutions sociales indépendantes continuèrent à fonctionner. Par exemple, des douzaines de journaux et magazines continuèrent à paraître. Des maisons d’édition illégales publièrent chaque année des centaines de livres, tandis que des écrivains célèbres boycottaient les publications communistes ainsi que les maisons d’édition du gouvernement. De telles activités continuèrent dans d’autres segments de la société.

Sous le régime militaire de Jaruzelski, le gouvernement militaro-communiste fut un moment décrit comme sautillant sur place au sommet de la société. Les officiels occupaient toujours les bureaux et bâtiments du gouvernement. Le régime pouvait toujours attaquer la société avec des punitions, des arrestations, des emprisonnements, des saisies de presses à imprimer, et d’autres actions semblables. Mais la dictature ne pouvait plus exercer de contrôle social. Dès lors, son renversement par la société n’était plus qu’une question de temps.

Même lorsque le régime occupe encore les positions gouvernementales, il est parfois possible d’organiser un « gouvernement parallèle » démocratique. Celui-ci opère alors de plus en plus comme un gouvernement rival qui reçoit de la population et des institutions de la société leur loyauté, leur complaisance et leur coopération. Par conséquent, la dictature est de plus en plus dépourvue de ces caractéristiques gouvernementales. Finalement, le gouvernement démocratique parallèle peut pleinement remplacer le régime dictatorial dans une transition vers un système démocratique. En temps voulu, une constitution sera adoptée et des élections assureront le changement.

La désintégration de la dictature

Tandis que s’effectue la transformation institutionnelle de la société, le mouvement de défiance et de non-coopération peut monter en puissance. Les stratèges des forces démocratiques doivent réfléchir très tôt à ce moment où les forces démocratiques peuvent aller au-delà de la résistance sélective et se lancer dans la défiance massive. Dans la plupart des cas, créer, construire et élargir les capacités de résistance prendra du temps. Le développement de la défiance de masse peut n’apparaître qu’après de nombreuses années. Durant cette période intérimaire, des campagnes de résistance sélectives doivent être lancées, visant des objectifs politiques de plus en plus importants. Des parts de plus en plus larges de la population, à tous les niveaux de la société, doivent s’engager. Si la défiance politique est déterminée et disciplinée pendant cette période d’escalade, les faiblesses internes de la dictature seront mises en évidence.

La combinaison d’une forte défiance politique et de la construction d’institutions indépendantes attirera probablement à la longue l’attention internationale en faveur des forces démocratiques. Cela peut conduire à des condamnations diplomatiques internationales, à des boycotts et à des embargos qui visent à soutenir les forces démocratiques (comme cela s’est produit en Pologne).

Les stratèges doivent être conscients que, dans certaines situations, l’effondrement de la dictature peut se réaliser très rapidement, comme en Allemagne de l’Est en 1989. Cela peut se produire lorsque les sources de pouvoir sont massivement coupées en raison du rejet de la dictature par toute la population. Ce schéma est cependant inhabituel et il vaut mieux planifier une lutte à long terme (tout en étant préparé à l’éventualité qu’elle soit courte).

Lors de la lutte pour la libération, les victoires, même quand elles ne concernent que des questions limitées, doivent être célébrées. Ceux qui ont remporté la victoire doivent être reconnus. Les célébrations, organisées de manière vigilante, contribuent à maintenir le moral nécessaire aux étapes futures de la lutte. (...)

Gene Sharp, De la dictature à la démocratie (1993), pp. 91 à 106

Vous trouverez ici d'autres ouvrages du même auteur, traduits en français.

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18:39 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : dictature, dissidence, non-violence, non-coopération, défiance, résistance, désobéissance civile, révolution, pologne, solidarnosc, gene sharp |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |