« Brève histoire des révoltes populaires » (31/05/2013)

 

« Les révoltes populaires ont une longue et riche histoire. Longtemps négligées par les historiens, elles sont aujourd'hui mieux connues. Des derniers feux du monde féodal à l'État-providence, de la montée en puissance de la machine administrative à la révolution industrielle, retour sur une histoire mouvementée.

La révolte populaire a pris à travers les âges tant de visages différents, couvert tant de fronts, qu'il est impossible d'en dresser un inventaire exhaustif. En parcourir les éphémérides, c'est reprendre la chronique agitée de l'histoire de France. Mille pages ne suffiraient pas à en accueillir la longue plainte. Pendant longtemps, les historiens, à l'exception notable de Michelet, ont préféré ne pas l'entendre. François Furet parlait même au début des années 60 du "silence populaire du temps long". En réalité, ce silence traduisait seulement l'état de la recherche historique. Elle a depuis comblé son retard. Rien que pour la période couvrant les années 1661-1789, l'historien Jean Nicolas a fait état, dans sa monumentale Rébellion française (Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Gallimard, Folio Histoire, novembre 2008, 1076 pages), de 8.500 "émotions" populaires, pour reprendre le terme d'Ancien Régime, démentant le "tout était calme en tous lieux..." de Louis XIV dans ses Mémoires pour l'instruction du Dauphin.

A quoi cela tient-il ? Dans La France conteste, de 1600 à nos jours, Charles Tilly soutient que ce qui a initié cette vague de révoltes, c'est la formation de l'État capétien, puis le développement du capitalisme. C'est qu'il a fallu financer ce monstre en train de grossir démesurément - l'administration royale. D'où le recours à cette forme légale de pillage qu'est l'impôt. En 1600, un Français moyen, créature alors hypothétique, travaillait 50 heurs par an pour l'État. 150 vers 1640. 300 au début du XXe siècle. 700 en 1980. De sujet du roi à assujetti à l'impôt, quatre cents ans d'histoire de France.

Mais les Français ne se révoltent plus contre l'impôt. C'était pourtant la première cause de mécontentement sous l'Ancien Régime. Les émeutes de subsistance ne venant qu'au deuxième rang, et encore à partir seulement du XVIIIe siècle. Au troisième, la défense des droits d'usage, comme la seconde coupe de foin ou les servitudes liées au droit de chasse ou à l'exploitation des communaux. Enfin, les rivalités intervillageoises ou de compagnonnage. Peu de révoltes contre le "château" (La place manque ici pour évoquer les troubles politico-religieux, où l'élément populaire intervient, ne serait-ce que comme force d'appoint. Guerre des Armagnacs et des Bourguignons, Ligue, Fronde, etc.).

De ce massif, émergent les "fureurs paysannes", interminable chronique guerrière qui mobilisera parfois de véritables armées de réserve. De la grande révolte de 1358, restée dans l'histoire sous le nom de "Jacquerie", jusqu'à la révolte du Papier timbré (hausse des taxes sur le papier timbré, indispensable à la signature des actes authentiques) en 1675. Quatre siècles au long desquels Pitauds, Gauthiers, Croquants et Nu-pieds vont faire la chasse aux agents du fisc.

Il serait faux de croire que ces insurrections s'exerçaient contre la personne du roi. On en appelait au contraire à son arbitrage. Ce sont les malheureux fonctionnaires de la couronne, émissaires d'une voracité sans nom, qui polarisaient la colère publique. Le mythe du gabeleur et des "chevaucheurs du sel" - le percepteur - illustre ce transfert. C'était une sorte d'ogre qu'on accusait de vouloir lever un "impôt sur la vie", taxant naissances, mariages et décès. Court tout au long de ces "émotions" d'Ancien Régime l'idée d'un âge d'or révolu, souvent associé aux grandes chroniques royales et au temps de Saint Louis. L'innocence du roi trompé en constitue l'un des thèmes récurrents. Il arrivait d'ailleurs qu'on entende au coeur de l'émeute des "Vive le Roy sans gabelle !". Quelques naïfs formulant le voeu d'aller porter la taille directement au Louvre.

L'impôt, une forme légale de pillage...

Après un XVe siècle plutôt calme (Peste noire et Guerre de cent ans sont passées par là), on assiste, à partir du milieu du XVIe, au réveil brutal des paysans de l'Ouest et du Sud-Ouest. C'est la "longue marche" des Croquants. De 1593 à 1595, les paysans du Limousin et du Périgord se soulèvent. Ils inaugurent un nouveau cycle de violence sur fond de grève fiscale. Quercy en 1624, Rouergue en 1627, Guyenne en 1635, Périgord de nouveau en 1637, Normandie en 1639. En quelques années, Richelieu a triplé l'impôt. Cette période d'agitation va culminer avec la Fronde. Louis XIV la soldera brutalement. La Fronde marque un point de non-retour. Elle va détacher les élites nobiliaires des "petits" - les "mécaniques" -, restreindre un peu plus les libertés municipales et placer au premier plan l'administration royale, avec son intendant et bientôt ses fermiers généraux. Plus rien n'entravera la marche de l'État. Le temps des émeutes antifiscales est révolu (même si le poujadisme viendra les réactiver pour un temps).

Voici venu celui des émeutes frumentaires (du froment, le blé tendre). L'émeute redevient un phénomène urbain. Sur la période 1661-1789, 40 % des troubles se sont du reste déroulés en ville (pour 15 % seulement de la population), la plupart liés à la peur de la faim et à la cherté du pain. Ils font souvent suite à des événements météo extrêmes. C'est le cas assurément pour les décennies 1690 et 1700, les plus froides jamais enregistrées en France, avec de redoutables famines, qui causeront 1,3 million de morts en 1693.

Le printemps 1775 est le théâtre de la Guerre des farines, émeute frumentaire par excellence et prélude d'une révolution dont les contours commencent à s'esquisser. Cette "guerre" est consécutive à deux mauvaises récoltes, lors des étés 1773-1774, et aux mesures prises par Turgot de libéralisation du commerce des grains. Les troubles se poursuivront tout au long des années 1780, avec une poussée record entre janvier et avril 1789 (310 cas recensés). La monarchie, qui a traversé de nombreuses crises, n'y survivra pas.

Aux uns la Marseillaise, aux autres l'Internationale

La prise de la Bastille marque le point de départ d'une nouvelle course à l'insurrection qui va gagner la France entière. C'est le début de la Grande Peur, qui s'achèvera par l'occupation des châteaux la Nuit du 4 août (même dans les campagnes du Grand Ouest et les futures terres de la chouannerie). Mais on finira par se lasser de la surenchère révolutionnaire et du vide représentatif qu'elle a engendré en démantelant les corps intermédiaires, bâillonnant du même coup l'ordre social. Cette rupture institutionnelle, scellée en août 1789, va ouvrir une spirale de violence où s'engouffrera la Terreur. La Révolution avait pourtant fantasmé la fin des conflits - c'est tout le sens de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 -, mais révolution bourgeoise, elle travaille à l'avènement de la classe sociale qui en est l'acteur principal.

L'Ancien Régime avait connu des conflits du travail, mais de faible amplitude. Le XIXe siècle leur donnera une tout autre résonance. La révolte sort de ses habits communaux étroits, devient question sociale et enjeu national. Le peuple va défier une monarchie plus bourgeoise que jamais. Celle de Louis-Philippe en constitue le plus parfait exemple, et les Canuts lyonnais, deux fois révoltés et deux fois châtiés, en 1831 et 1834, les victimes exemplaires. C'est le temps des révolutions avortées (du moins pour le peuple). 1830, 1848, 1870-71.

Malgré cela, les grèves se multiplient. Le chômage et la montée des prix exaspèrent le petit peuple qui, en 1885, s'en prend à "Ferry-famine", puis en 1888 à "Floquet-famine", du nom du président du Conseil qui a cassé les arrêtés de Saint-Denis et Saint-Ouen taxant le prix du pain. On se croirait revenu au temps des crises frumentaires. Mais ce sont les dernières émeutes de subsistance. Le thème de "la vie chère" va désormais supplanter celui de la disette. C'est dans ce contexte que naît le boulangisme (et sur fond de scandale de Panama), où d'anciens Communards vont côtoyer des royalistes et des nationalistes. Cette France d'avant 14 va encore connaître quelques grèves spectaculaires, comme celle qui saisit l'ensemble des régions minières après la catastrophe de Courrières en 1906 (plus de 1.000 morts). La conquête du repos hebdomadaire en sortira. C'est aux mineurs qu'on la doit.

Le mode d'action collectif privilégié au XIXe était la barricade et sa mythologie, le XXe invente la grève sur le tas, avec occupation d'usine. La révolte change d'époque. Une fois obtenu le droit de s'assembler, plus n'est besoin de convoquer des banquets républicains comme en 1848. Désormais, on sort dans la rue. En masse. Ce type de mobilisation connaît son apogée avec le grand mouvement des viticulteurs du Midi en 1907. On défile. Le 14 juillet pour la nation, le 1er mai pour les ouvriers. Aux uns la Marseillaise, aux autres l'Internationale. Des antagonismes politiques viennent parfois se greffer à la colère de la rue, surtout dans les années trente, qui conjugent révoltes populistes de droite et de gauche, avec pour point d'orgue l'année 36 et la plus grande vague de grèves de notre histoire. De loin la plus efficace. Les fameux "acquis sociaux" viennent pour la plupart de là.

Chemin faisant, la révolte s'institutionnalise, des syndicats l'encadrent. Les conflits font désormais l'objet d'une cogestion entre partenaires sociaux, sous la houlette d'un État-providence qui s'apparente de plus en plus à une police d'assurance contre les mauvais jours. Est-on pour autant entré dans une "société sans antagonisme majeur", comme le suggère un spécialiste, Pierre Rosanvallon ? Oui, si l'on s'en tient à l'intensité des conflits sociaux. Non, si l'on considère l'émergence d'un nouveau registre de la contestation. Débrayage, refus des heures supplémentaires, recours fréquent aux prud'hommes, séquestrations. Le déclin des conflits du travail n'est vraisemblablement pas pour demain. La longue déflation salariale, masquée par le surendettement des ménages, amplifiée par la crise financière et résumée par les enjeux autour de la question du pouvoir d'achat, devrait déboucher à terme sur un légitime réveil des classes populaires (et moyennes). Malheur à celui qui ne saura pas les entendre. »

François Bousquet, in Le Choc du Mois n° 32, août 2009, pp. 12-15.

02:19 Écrit par Boreas | Lien permanent | Tags : révoltes populaires, révolutions, rébellion, jean nicolas, ancien régime, charles tilly, impôt, capitalisme, administration royale, émeutes, subsistance, frumentaires, paysans, jacquerie, 1358, insurrections, croquants, richelieu, louis xiv, guerre des farines, turgot, 1775, libéralisation, 1789, grande peur, terreur, monarchie bourgeoise, canuts, commune, grèves, chômage, prix, 1936, État-providence, classes, populaires, moyennes |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! |